Anna AkhmatovaSophie Benech4.31/5
16 notes
Elegies du Nord Suivi de les Secrets du Metier
Résumé :
Recueil de deux cycles de poèmes consacrés respectivement au destin russe de l'auteure et à la création poétique.
Que lire après
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Avec ce petit recueil, je découvre
Anna Akhmatova, poétesse russe du vingtième siècle, victime parmi tant d'autres des persécutions qui sévissaient dans
les années 40 dans son pays.
Je découvre une poésie légère et délicate, angoissante aussi dans la première partie dans laquelle elle revient sur son enfance, son sentiment d'étrangeté à la vie, cette sensation d'imposture: une autre aurait vécu sa vie. Lieux d'inquiétudes, la maison où elle a vécu mariée, paysages, villes...
La deuxième partie est totalement tournée vers la création, la naissance et la vie d'un poème, la figure mystérieuse du lecteur avec lequel elle entretient un dialogue.
Ce recueil est une bonne entrée en matière et un bel objet tout court grâce à cette édition qui a également publié
Virginia Woolf il n'y a pas longtemps.
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Lire
Anna Akhmatova, c'est s'assurer qu'on lira des
poèmes (en vers ou en prose) bien écrits.
Une fois de plus, ce fut une lecture agréable, j'ai préféré ' les Secrets du Métier ' - où la poétesse parle avec passion et humour parfois de son métier - aux '
Elégies du Nord ', un cran en-dessous à mon goût.
Dans ses
poèmes le souffle de vie et la mort s'affrontent. Bien que, je dois avouer avoir moins aimé que Requiem. Cela est-il dût au fait au ce recueil contient des
poèmes écrits bien plus tard que ceux de Requiem ? Est-ce la pression du communisme stalinien qui a permis un combat tel entre les pulsions de vie et de mort d'
Anna Akhmatova qu'elle en a fait un chef d'oeuvre ?
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Comme chacun le sait,
Anna Akhmatova est un "poids lourd" de la poésie russe. Elle a commencé à écrire bien avant la Révolution d'Octobre et elle a continué jusqu'à sa mort, c'est-à-dire après la chute de Khrouchtchev. Elle a donc vécu (ou plutôt survécu) pendant tout le règne de Staline, qui lui a interdit toute publication en Union Soviétique pendant deux décennies. Dur, très dur pour cette créatrice géniale, qui avait pour amis les autres grands poètes russes. Sur sa vie,
A. Akhmatova a écrit: « J'ai tout eu: la pauvreté, les voies vers les prisons, la peur, les
poèmes seulement retenus par coeur et les
poèmes brûlés. Et l'humiliation, et la peine… ».
Il est facile de comprendre que cette tristesse imprégnant sa vie se soit exprimée dans les "
Elégies" (écrites tout au long de sa vie), qui constituent la première partie de ce très court recueil. La seconde partie, intitulée "Les secrets du métier", décline le processus de création poétique, vu par
Akhmatova. Là comme ailleurs, on trouve de belles "pépites" qui méritent d'être mises en citation. Evidemment j'ai lu des vers écrits en français, et c'est sur cette base que repose mon appréciation. Comme toujours, il faudrait lire la poésie dans la langue originale et non dans sa traduction. Mais il faudrait connaitre le russe...
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Sixième
Les souvenirs en nous vivent trois âges.
Le premier - il semble que c'était hier.
L'âme demeure sous leur voûte bénie,
Et le corps ravi à leur ombre repose.
Le rire vibre encore, les larmes coulent,
La tache d'encre est toute fraîche,
Et scellant notre cœur, l'empreinte
Du dernier baiser - unique, inoubliable...
Mais cela ne dure guère et bientôt,
Ce n'est plus une voûte au-dessus de nos têtes,
Mais au fond d'un faubourg une maison perdue,
Où il fait froid l'hiver et chaud l'été,
Habitée d'araignées, couverte de poussière,
Où moisissent nos lettres d'amour fou,
Où les portraits sournoisement s'altèrent,
Où l'on se rend comme sur une tombe,
Et au retour, on se lave les mains,
À ses paupières lourdes, et l'on soupire.
Et l'on essuie une larme furtive
Mais l'aiguille de l'horloge tourne, les printemps
Se succèdent, le ciel s'empourpre,
Les villes changent de nom, et déjà
Il n'y a plus de témoin, personne
Pour partager nos pleurs, nos souvenirs.
Et lentement s'éloignent de nous ces ombres
Que nous cessons désormais d'évoquer,
Dont le retour nous glacerait d'effroi.
Et voilà qu'un beau jour, nous avons oublié
Jusqu'au chemin menant à cette maison perdue
Et, suffoquant de honte et de colère,
Personne ne nous connaît, nous sommes des étrangers.
On s'est trompé d'adresse... Et c'est alors
Que sonne l'heure la plus amère : nous comprenons
Que ce passé ne saurait plus s'inscrire
Dans les limites de notre vie présente,
Qu'il nous est devenu presque aussi étranger
Qu'à notre voisin de palier, que les morts,
Nous ne pourrions les reconnaître, et que ceux
Dont Dieu nous a autrefois séparés
Se sont fort bien passés de nous et même,
Que tout est pour le mieux...
5 février 1945, Maison aux Fontaines
(extrait de "Élégies du Nord") pp. 27-29
1 La Création
C'est parfois cela : une sorte de langueur,
Aux oreilles l'horloge sonne à n'en plus finir ;
Au loin les roulements du tonnerre qui se meurt.
J'entends comme des voix inconnues et captives,
Comme des plaintes et des gémissements,
Un cercle mystérieux lentement se resserre,
Mais dans ce gouffre de murmures et de sons
Un bruit s'élève qui domine tous les autres.
Et le silence autour est si irrémédiable,
Qu'on entend l'herbe pousser dans la forêt,
Le Mal rôder sur terre en portant sa besace...
Mais voilà que soudain on distingue des mots,
Et le déclic sonore des rimes légères.
Alors je commence à comprendre,
Et les vers qu'on me dicte viennent se déposer
Sur la neige blanche du papier.
5 novembre 1936 La Maison aux Fontaines
Sixième
La dernière source est la source froide de l'oubli.
La plus douce, celle qui calme l'ardeur de nos cœurs.
A. Pouchkine
Les souvenirs en nous vivent trois âges.
Le premier — il semble que c'était hier.
L'âme demeure sous leur voûte bénie,
Et le corps ravi à leur ombre repose.
Le rire vibre encore, les larmes coulent,
La tache d'encre est toute fraîche,
Et scellant notre cœur, l'empreinte
Du dernier baiser — unique, inoubliable...
Mais cela ne dure guère et bientôt,
Ce n'est plus une voûte au-dessus de nos têtes,
Mais au fond d'un faubourg une maison perdue,
Où il fait froid l'hiver et chaud l'été,
Habitée d'araignées, couverte de poussière,
Où moisissent nos lettres d'amour fou,
Où les portraits sournoisement s'altèrent,
Où l'on se rend comme sur une tombe,
Et au retour, on se lave les mains,
Et l'on essuie une larme furtive
À ses paupières lourdes, et l'on soupire.
Mais l'aiguille de l'horloge tourne, les printemps
Se succèdent, le ciel s'empourpre,
Les villes changent de nom, et déjà
Il n'y a plus de témoin, personne
Pour partager nos pleurs, nos souvenirs.
Et lentement s'éloignent de nous ces ombres
Que nous cessons désormais d'évoquer,
Dont le retour nous glacerait d'effroi.
Et voilà qu'un beau jour, nous avons oublié
Jusqu'au chemin menant à cette maison perdue
Et, suffoquant de honte et de colère,
Nous y courons. Mais là, comme dans les rêves,
Tout a changé — les gens, les choses, les murs,
Personne ne nous connaît, nous sommes des étrangers.
On s'est trompé d'adresse... Et c'est alors
Que sonne l'heure la plus amère : nous comprenons
Que ce passé ne saurait plus s'inscrire
Dans les limites de notre vie présente,
Qu'il nous est devenu presque aussi étranger
Qu'à notre voisin de palier, que les morts,
Nous ne pourrions les reconnaître, et que ceux
Dont Dieu nous a autrefois séparés
Se sont fort bien passés de nous et même,
Que tout est pour le mieux...
5 février 1945, Maison aux Fontaines
(Élégies du Nord)
J'ai été, tel un fleuve,
Détournée de mon cours par un temps sans pitié.
On a remplacé ma vie par une autre. Elle a coulé
Dans un autre lit, auprès d'un autre,
Et mes propres rives me sont inconnues.
Oh, que de spectacles j'ai manqués,
Et le rideau sans moi se levait
Et sans moi retombait. Que d'amis
Je n'ai jamais rencontrés de ma vie,
Oh, que de villes dont les contours
Auraient pu faire jaillir mes larmes,
Mais je n'en connais qu'une seule,
Même en rêve, à tâtons, je saurais la trouver.
Oh, que de poèmes jamais écrits,
Leur chœur en secret autour de moi rôde
Et il se pourrait bien qu'un jour
Ils finissent par m'étouffer...
(Extrait de "Cinquième", dans "Élégies du Nord")
Deuxième
(Les années 10)
Tu es celle qui triomphe de la vie,
Et moi — ton camarade en liberté.
N. Goumiliov
Rien à voir avec une enfance rose...
Ni peluche ni jouets ni taches de rousseur,
Pas de gentilles tantes ni d'oncles terrifiants ni même
De compagnons parmi les galets des rivières.
Dès le début il m'avait semblé être
Le rêve de quelqu'un ou bien son délire,
Ou encore un reflet dans le miroir d'un autre,
Sans nom, sans chair, sans raison d'être.
Déjà je connaissais la longue liste des crimes
Que je devais commettre un jour.
C'est ainsi que, d'un pas de somnambule,
Je suis entrée dans la vie et je lui ai fait peur.
Elle s'étendait devant moi comme le pré
Où Proserpine un jour s'est promenée.
Devant moi, une incapable d'obscur lignage,
Se sont ouvertes des portes imprévues,
Et des gens en sortaient, ils criaient :
« La voilà ! C'est elle ! Elle est là ! »
Et je les regardais avec stupéfaction,
Et je me disais : « Ils ont perdu la tête ! »
Et plus ils me couvraient d'éloges,
Et plus ils avaient d'admiration pour moi,
Plus j'avais peur de la vie ici-bas,
Et plus j'aurais voulu me réveiller.
Je savais que j'allais le payer au centuple,
En prison, dans la tombe, dans un asile de fous,
Partout où doivent un jour se réveiller
Les gens comme moi — mais la torture du bonheur
Se prolongeait...
4 juillet 1955, Moscou
(Élégies du Nord)
Rencontre autour des poétesses avec Diglee pour Je serai le feu :
"une anthologie sensible et subjective, dans laquelle Diglee réunit
cinquante poétesses et propose pour chacune d'entre elles, un portrait,
une biographie, et une sélection de ses poèmes préférés" qui paraît le 8
octobre aux éditions La ville brûle.
On a parlé de désir, d'écriture, de Joumana Haddad, Audre Lorde, Natalie Clifford Barney, Ingeborg Bachmann, Joyce Mansour, Anna Akhmatova...
Les livres de cette anthologie sont réunis dans une sélection spéciale poétesses sur notre site Librest (https://www.librest.com/livres/selection-thematique-poetesses,1303.html?ctx=81551c627cc90eb2e85d6f7d5f4bcdfb) : https://www.librest.com/livres/selection-thematiq ue-poetesses,1303.html?ctx=81551c627cc90eb2e85d6f7d5f4bcdfb
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