Nous sommes bien fous dans les passions, et bien loin de nous croire fous. Mais quel beau mouvement d'arrêt lorsque nous jugeons ce mécanisme comme vide de toute pensée. C'est le moment du rire ; c'est le plus beau moment du rire. Et au contraire quand vient le sondeur d'âme et l'interprète des songes, qui me tient sous son regard noir, et me condamne à avoir pensé tout ce que j'ai dit, alors c'est fini de rire.
La sagesse vulgaire, qui simplifie tout, veut qu’un homme soit tout bon ou tout mauvais. L’homme réel fait voir tout à fait autre chose. Méchant dès qu’il a peur, et bon à l’ordinaire. Scrupuleux au jeu et trompeur dans le commerce, ou bien tout au contraire. Exact aux paiements commerciaux, mais trompant l’état. Sûr associé, mais trichant aux balances. Prodigue, négligent, oublieux des dettes par l’habitude du déficit ; le même administrant très bien la richesse, si elle lui tombe. Paresseux aux actions faciles, diligent aux difficiles ; brutal un jour, et l’autre jour héroïque. Menteur jusqu’à l’impudence s’il s’y met ; franc jusqu’à l’imprudence en une autre occasion et sur un autre départ. Tel prendra dans votre bourse, à qui pourtant vous pourriez confier votre bourse. La guerre fait voir de ces contrastes ; un homme courageux, dévoué, simple et cordial dans les dangers, héroïque aux blessés ou pour éteindre les poudres ; le même tient les plus vils propos sur la prostitution des femmes, dont il avoue qu’il vit à l’ordinaire. Soucieux d’un certain honneur, et nullement d’un autre honneur.Tel chef, ombrageux, violent, blessant, ailleurs juste et sage, et même compatissant et bon. Le même homme.
Les émotions se communiquent directement par les signes, et non pas parce que nous comprenons les signes, mais simplement parce que nous les percevons. (…) Tous les signes troublent ; tous les mouvements troublent. Et souvent vous vous étonnez que l'autre soit en défense contre vos arguments, alors qu'il est en défense contre vos sourcils.
Il faut (…) savoir que la fabrique de notre corps peut produire des suites de paroles et de gestes par le simple jeu de l'excitation et de la fatigue, jointes aux innombrables coutumes, qui sont comme des sentiers dans nos nerfs et dans nos muscles. D'où il faut refuser que de tels mouvements signifient des pensées.
Les preuves ne manquent jamais ; toute forme signifie ; et la forme humaine, vivante et en agitation, envoie, dans l'espace autour, des milliers de télégrammes. Les naïfs croient que le difficile est de déchiffrer ces télégrammes, c'est-à-dire de remonter des signes aux pensées; mais le sage les jette au panier.
"Alain et le bonheur" par André Maurois. Première diffusion le 13/09/1954 sur la Chaîne Nationale. La mauvaise humeur est une maladie, il ne faut jamais parler de ses malheurs, de ses malaises moraux, il ne faut jamais se plaindre…et, certes, il y a un héroïsme à bâtir son bonheur ! André Maurois parlait en 1954 de celui qui avait été son professeur de khâgne au lycée Henri IV, à Paris : le philosophe Alain.
Source : France Culture