On vivait au jour le jour, mais tout le monde avait de quoi manger. Il y avait toujours un dollar ou deux à glaner quelque part. Si l’un de nous revenait bredouille à la fin de la journée, les autres s’occupaient de lui et s’assuraient qu’il ne manquait de rien. Cette solidarité typique de la société québécoise était manifeste au sein des gars et des filles de notre bande. On nous considérait peut-être comme des moins que rien, mais on avait notre honneur, notre fierté.
Puis les choses ont changé au fil du temps. On a commencé à avoir des relations plus poussées avec les filles, ce qui a semé la zizanie dans nos rangs. Certains d’entre nous sont devenus plus ambitieux, moins généreux.
Quand vous côtoyez chaque jour le meurtre et la mort, vous ne pouvez faire autrement que de vous y acclimater, de vous y désensibiliser. On en arrive alors à une banalisation du mal.
C’est évidemment plus facile de gérer tout ça quand on a le sentiment d’œuvrer pour une bonne cause, ce que j’avais l’impression de faire, du moins au début. Les autres membres de l’escouade partageaient mon sentiment, ce qui nous a aidés à garder la tête froide. Aucun de nous ne s’est automutilé pour pouvoir retourner en Amérique ou n’a été rendu à la vie civile à cause de troubles psychologiques.
Parfois, c’était le personnage qui m’habitait et alors je devenais réellement ce criminel, ce contrebandier, ce tueur à gages ou ce dealer de drogue que je prétendais être. Mon personnage était parfois plus nuancé, plus complexe: j’ai incarné un souscripteur d’assurances donnant dans les investissements frauduleux et le blanchiment d’argent; un importateur qui achetait de la drogue et des prostituées et exportait des voitures de luxe volées; un promoteur de concerts ouvert à n’importe quelle magouille susceptible de lui rapporter de l’argent.
On était des ados typiques, pareils aux millions d’autres ados qui vivaient un peu partout au Canada et en Amérique, voyous à leurs heures, petits criminels qui enfreignaient régulièrement les lois, mais sans jamais faire quoi que ce soit de grave. Nos frasques n’avaient d’autre but que de nous procurer des sensations fortes. Certains ont perdu la vie lors d’une quelconque mésaventure, mais la plupart d’entre nous sont revenus dans le droit chemin et mènent aujourd’hui une existence tout à fait conventionnelle.
Dans la vie, bien des gens choisissent d'emprunter une voie différente de celle qu'on leur destine. Des enfants d'agriculteurs grandissent pour devenir des artistes. Des ouvriers ont des enfants qui deviennent des professeurs d'université ou des scientifiques. Des foyers de médecins, d'avocats et de diplomates ont donné naissance à des bandits et des criminels. Cela dit, je connais peu de pommes qui soient tombées aussi loin que moi du pommier.
Alex Caine - Vivre avec le danger