Depuis que Christophe lui avait proposé vde passer l’écouter jouer de la guitare, la douleur
d’avoir raté ce rendez-vous avec le rockeur s’était gaite encore plus vive. Alors se retrouver là, devant cette grande maison qui puait le fric, c’était un peu comme
oublier Iggy. Renoncer à son idole. À leur vie rêvée.
Ensemble. Ce n’était pas juste une idole d’ailleurs.
C’était l’homme de sa vie. Iris en était plus que jamais convaincue. Si grâce à lui elle avait surmonté la mort d’Alex, sa place ne pouvait qu’être ses côtés. À sillonner le monde de ville en ville
et de pays en pays, en bus ou en avion elle suivrait les tournées
de l’Iguane au quotidien. L’admirerait sur scène chaque soir, puis prendrait sa douche avec lui. Backstage. Ils feraient l’amour tous les jours, et partout. Il lui écrirait des chansons rien que pour elle et ne pourrait plus se passer de sa présence. Sex, drugs and rock’n’roll. Voilà
de quoi serait faite sa vie. Voilà à quoi ressembleraient ses jours et ses nuits avec Iggy. Si seulement
Bérénice n’était pas intervenue.
Physiquement, elle ne ressentait ni douleur ni gêne, mais demeurait incapable de réagir. Elle aurait pourtant voulu hurler. Leur dire qu’elle n’était pas morte. Que son corps ne répondait plus, mais qu’elle les voyait. Eux. Les gens. Les pompiers. Leur dire aussi de ne pas avertir Christophe. Après leur dispute matinale, elle préférait éviter l’irrévérence d’une hypothétique venue. C’était fini et bien fini. Et puis il y avait ce chèque provenant de la vente de quelques-unes de ses toiles. Elle se savait à l’abri. À moins que tel le vertige d’une danse il ne soit le fruit d’une imagination tourbillonnant au gré d’une sensation à la fois étrange, délicieuse et savoureusement inquiétante. Elle voyait l’instant : son corps meurtri par l’accident, ses cheveux roux mêlés au sang coagulé de son crâne, ses paupières closes et, cette bouche, à demi ouverte, et qui semblait vouloir exprimer tant de choses, mais demeurait sans paroles.
Elle l’avait tellement rêvée cette rencontre. Durant des semaines avant ce foutu concert, Iris s’était
tant de fois imaginé entrer dans la loge de l’artiste.
En minaudant, elle l’aurait flatté et lui aurait demandé un autographe. Elle avait volontairement mis un jean moulant un peu trash et du maquillage noir dégoulinant. Bien punk. Comme Alex aimait bien. Il n’aurait pas pu résister. Il l’aurait
d’abord enlacée en lui rendant son billet de concert signé, puis l’aurait étreinte de façon plus équivoque. De tout son corps. Ce corps maquillé, torse nu qu’elle ne se lassait pas d’admirer sur scène et qui, malgré quelques poses parfois grotesques, restait si terriblement libidineux. Mes nuits avec Iggy.
Depuis la mort d’Alex, elle avait vécu chacune de ses nuits, animée par le désir, l’envie et l’espoir de se perdre dans les
bras d’Iggy. De s’allonger nue contre son corps et de le maisser prendre possession du sien. Elle avait d’ailleurs passé tout le concert dans un état de transe. Sautant, criant, dansant, et transpirant au moins autant que l’artiste, Iris n’avait espéré que ça. Que ce ne soit plus seulement sa voix puissante et gutturale qui la transporte, mais son corps tout entier. Iggy lui aurait fait l’amour et le lendemain l’aurait emmenée avec lui. Sur les routes. Dans les
airs. Elle l’aurait suivi en tournée pour construire une histoire. Leur histoire.
Il était resté si jeune alors que
son visage à elle, éprouvé par de longues années d’errance et de désillusion, était marqué par l’usure du temps à laquelle Alex avait échappé.
Désormais, trente années les séparaient et Iris doutait de la possibilité d’un avenir commun.
D’ailleurs, elle n’était pas certaine que la notion même d’avenir perdurait dans le monde d’Alex.
De temps à autre, elle était tentée de le croire et de se jeter à l’eau, mais l’autre rive ne semblait pas prête à la lâcher. Iris se sentait
retenue du côté des hommes et des femmes vêtus de blanc et de vert où tout n’était que douleur. Le plus insupportable étant sans doute le bruit.