Nous avons eu l'occasion de le souligner à maintes reprises lors de précédentes chroniques :
Alphonse Daudet n'est pas que le chantre de la Provence qui nous a enchantés avec « Les
Lettres de mon moulin » et «
Tartarin de Tarascon ». Il est aussi un grand romancier réaliste dans le sillage de
Flaubert, et même naturaliste dans celui de
Zola,
De Maupassant et des frères Goncourt, tous écrivains qu'il admirait, et dont il était l'ami.
« Jack » est un roman injustement méconnu. Comme son auteur. Il faudra bien un jour replacer à leurs vraie place ces belles réussites que sont «
Fromont jeune et Risler aîné » (1874), « Jack » (1876), « le Nabab » (1877), « Les Rois en exil » (1879), « Numa Roumestan » (1881), «
L'Immortel » (1888), etc.
De cette poignée de titres, il faut réserver une place de choix à « Jack » qui est sans doute le chef-d'oeuvre de l'auteur (même en comprenant son oeuvre « provençale ») : il met l'auteur au niveau des meilleurs écrivains français (en particulier ses amis cités plus haut) mais également au niveau de ses confrères européens comme Dickens en Angleterre,
Tourgueniev, Tolstoï ou
Dostoievski en Russie.
L'histoire de Jack, c'est la narration pathétique d'une vie qui ne l'est pas moins. Avec ce préambule, vous vous dites : on a compris c'est un bon vieux mélo qui annonce « La Porteuse de pain » de Xavier de Montépin, ou « l'e Maître de forges » de
Georges Ohnet. Eh bien permettez-moi de vous dire que vous vous mettez le doigt dans l'oeil jusqu'à l'omoplate (et c'est bien parce qu'on ne peut pas aller plus loin !) : Jack est certes un roman triste, et souvent tragique, mais c'est un roman réaliste, qui ne tend qu'à montrer comment une enfance malheureuse se poursuit une jeunesse qui ne lui apporte pas plus de bonheur. Si vous connaissez
Alphonse Daudet, vous savez que c'est un auteur sensible mais pas spécialement complaisant, un homme qui sait compatir avec les plus pauvres que lui, sans pour autant « faire pleurer Margot ».
Le petit Jack n'a pas de père mais hélas il a une mère. Oh, pas spécialement méchante, mais écervelée, égoïste et peu farouche côté relations humaines (vous voyez ce que je veux dire). Pour avoir les mains libres (et quand je dis les mains…) elle met Jack en pensionnat où il essuie brimades et mauvais traitements. Elle-même s'amourache d'un prof, type même du raté qui mettait déjà en pratique la citation que fera
Bernanos un demi-siècle plus tard : « les ratés ne vous rateront pas » Il prend Jack en grippe dès le premier jour et sera son persécuteur toute sa vie. Après l'école des écoliers, c'est l'école des travailleurs (l'école de la vie) : Jack est embauché dans une sidérurgie (tout ce passage du roman fait furieusement penser à
Zola), puis il est chauffeur dans le ventre d'un bateau à vapeur, et enfin ouvrier d'usine… Mais ses épreuves ne sont pas finies…
Bien sûr, avec un scénario comme ça, Margot finit par pleurer, forcément, même si l'auteur ne l'a pas écrit dans ce sens. On ne peut que l'aimer ce pauvre garçon, si peu favorisé par l'existence. Dans ses descriptions, jamais Daudet n'a été aussi proche de Dickens, à la fois dans le compte rendu minutieux et terriblement impitoyable des évènements, mais aussi dans l'attention portée aux humbles, aux déclassés.
Si vous avez du coeur vous aimerez Jack, son amour pour sa mère (si mal payé de retour), et vous serez sensibles à ses déboires.
Si vous n'avez pas de coeur, vous admirerez le cynisme de ces personnages odieux, vous apprécierez à leurs justes valeurs leurs manigances répugnantes, et vous applaudirez à l'aube triomphante d'une industrialisation qui ne lésine pas sur les dommages collatéraux.
En tous cas vous aurez la confirmation qu'
Alphonse Daudet est vraiment un grand écrivain.