Le ciel est plein de pierres

Il se tient beaucoup trop droit.
Bipèdes, lui et moi, primates supérieurs. Nous sommes en vie, aujourd'hui.
Au-dehors, le dos à la foule, indifférent au vent glacial, absent plus ou moins (absorbé ! ne quittant plus son ornière, désormais) : Graham "le déjeté".
Mon père m'appelait ainsi.
Avait-il remarqué, quand je grandissais, cette espèce de pas de côté que j'essayais faire à la vitesse de l'éclair, comme on dit ? J'aspirais en effet à devenir le premier homme invisible sur la Terre.
Projet hasardeux, à l'évidence.
Passerelle très étroite où il fallait jouer des coudes. On était nombreux à cette époque à vouloir être invisibles. Pour quelle raison ? Je ne m'en souviens plus. Autour de chez moi ou dans les rues, ici, à présent, les rues pavées de Trois-Villes, dans les bois au bord du lac ou sur une plage, les gamins que je vois se bagarrer ou cavaler en tout sens, ou simplement rêvasser, tu peux me croire, Ibi, et croyez-moi, Rachel, Emil, je m'en suis assuré, ils sont loin de s'embarquer dans une entreprise de ce genre.

Comment l'emporter sur mes concurrents sans piloter l'affaire avec davantage d'énergie et d'astuce que chacun d'entre eux ? Interdiction, je le comprenais, de recourir à une transition graduelle. Toutes les personnes qui pouvaient me situer dans leur champ visuel devaient battre des paupières au même instant, exactement au même instant : indispensable condition, à mon sens, d'une suppression totale de mon apparence. Je m'enfermais ainsi dans des complications sans fin.
Je n'oubliais pas de prévoir également la suppression de mon odeur, de mon haleine, même, et de la plus secrète grincerie d'une articulation.
Ah oui, pour augmenter d'un vif éclat mon succès inévitable, j'avais pour obligation, j'en étais sûr, d'être auparavant terriblement là, pour ainsi dire, au milieu de tous. Mais j'entendais, j'entendais : "Tu n'y es pas, bonhomme, non, non, tu n'y es pas ! Fais un effort. Concentre-toi. Regarde-moi, viens par ici... Ah, non, décidément, tu n'y es pas !"

« Y a rien de facile. »
Oui. Ensuite, il se tait.

C’est lui, le boucher, qui m’a raconté, une matinée de printemps, il y a plusieurs mois, comment l'homme étouffe un pigeon, lentement.
L’extrême lenteur des deux mains, les dix doigts précis et très doux, les deux paumes fermes, caressantes, cela rassure le pigeon si jeune. Il a vécu trois semaines, ou un peu plus, à peine, me disait-il, et n’a jamais volé.

Y a rien de facile. »
Oui. Ensuite, il se tait.

C’est lui, le boucher, qui m’a raconté, une matinée de printemps, il y a plusieurs mois, comment l'homme étouffe un pigeon, lentement.
L’extrême lenteur des deux mains, les dix doigts précis et très doux, les deux paumes fermes, caressantes, cela rassure le pigeon si jeune. Il a vécu trois semaines, ou un peu plus, à peine, me disait-il, et n’a jamais volé.

Un livre magnifique... délicat et fort.