Lucide, clair et percutant. Il aurait pu s'appeler "De la vie", car c'est aussi réfléchir à la vie que de réfléchir à la mort, qui plus est la mort volontaire, comme il la nomme très justement. J'adhère à l'ensemble du texte.
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Magnifique essai. Désarmant.
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Essayons de traduire le message du suicidant en langage du quotidien. Son acte dit : toi, l'Autre, tu avais raison contre moi, en tant qu'élément du canevas social, et quoi que tu m'aies infligé ; mais regarde : je peux me soustraire à la raison sociale. Et je le fais sans te porter le moindre préjudice.
D'un autre côté, il dit aussi : adieu, porte-toi bien. Il dit : j'ai connu beaucoup de belles choses. Il sanglote à part soi (sans ou avec sécrétions glandulaires, cela revient au même) : comme c'est dommage qu'il faille partir. Il déplore son sort, son infortune. Ce n'est pas un héros. C'est encore moins un théoricien de la connaissance. Que son dégoût soit plus ou moins profond, que son inclination à la mort soit plus ou moins insurmontable, que son Moi victorieux de la réalité quand il quitte la scène se conduise ou non triomphalement, qu'il se trouve ou non génial en assumant une solitude qui cesse désormais d'être relative et devient absolue, que sa décision ait longuement mûri ou qu'elle ait été prise sauvagement, qu'il estime être arrivé très haut ou à l'inverse tombé très bas : le suicidant est un être humain. Il appartient déjà à la terre mais la terre lui appartient encore... et elle est belle.
Quant à savoir si, en règle générale, le message est reçu, c'est une question à laquelle il est difficile de répondre. S'il est direct et si son contenu vengeur vise par exemple l'aimée infidèle, ses chances d'aboutir sont minimes ; en effet le message de l'homme, qui peut se résumer ainsi : "Regarde tout le gâchis que tu as fait !", ne pèsera certainement pas sur la conscience de la femme et lui procurera plutôt un grand soulagement ; étant donné que l'amant d'hier n'en est plus un aujourd'hui, et qu'en tant qu'homme aimé il n'avait aucun droit ni sur la vie ni aux messages, la lettre non écrite ne sera pas acceptée, l'appel ne sera pas entendu. Pas d'abonné à ce numéro [...] Mais si le message est plus général et plus abstrait, et si l'Autre auquel il s'adresse n'est qu'une figure de cet Etre auquel le suicidant veut échapper, le disque tourne de plus belle avec un texte légèrement modifié : pas d'abonné, parce que vous n'avez pas formé de numéro [...]
Toi, l'Autre, qui fus mon enfer, mais aussi ma félicité, tu ne me regretteras pas, ou pas longtemps : mais moi je te regrette, et à travers toi, je me regrette moi-même. Et là-dessus : bonne nuit. [...] Je sais que le message qui est absurde, mais sans lequel je ne ferai pas ce que je fais, est la main tendue de la réconciliation. Adieu donc, porte-toi bien. Je m'appartiens enfin : les fruits de ma résolution, je ne les récolterai pas, soit, j'y consens, même dans la douleur de la séparation qui est grande, surtout quand je songe que le monde de l'homme heureux est un autre que celui du malheureux et qu'avec la mort le monde ne change pas mais finit. Tel est donc le sens du message qui ne peut arriver à destination, parce qu'il n'y a pas de destination.
Certes, la mort volontaire est presque toujours aussi un appel à l'aide ou, dirais-je plutôt, un message, mais au-delà de ce message, elle est quelque chose de totalement autre : elle est ce dont on ne peut parler qu'en recourant à la métaphore, ou en élucubrant des concepts creux, elle est la clôture d'un état seul capable d'engendrer toute espèce d'autre état : la vie, elle est un acte qui n'est pas réversible, un geste excessif à en blêmir.
Catherine Perret - L'enseignement de la torture, réflexions sur Jean Améry .Catherine Perret vous présente son ouvrage "L'enseignement de la torture, réflexions sur Jean Améry" aux éditions du Seuil. http://www.mollat.com/livres/perret-catherine-enseignement-torture-9782021082128.html Notes de Musique : "Smoke" by mo-seph (http://www.mo-seph.com/)