Cette pensée, lucide et difficile, on en confie l'enseignement à des pédagogues que la routine gagne au bout de quelques années. Elle reste ainsi incomprise de la plupart. Les générations teutomanes si préoccupées d'action, qui arrivaient à la maturité vers 1870, manquèrent du sens même qui ouvre l'intelligence de Goethe. On ne peut expliquer autrement l'erreur par laquelle les Allemands ont pu méconnaître si longtemps que Nietzsche, imbu de la tradition classique la plus pure, en est aussi le prolongement le plus authentique.
Ces trois états de la pensée ne constituent pas une philosophie de l'histoire. Ils naissent du mouvement de la réflexion, qui ne dispose que d'une seule démarche pour arriver à la cohérence : c'est d'ébranler par le doute les croyances coutumières qui font le premier contenu du savoir, de la moralité et de la religion des hommes, et formulent leur première notion sur leurs relations entre eux et avec le monde; puis, par une analyse sans cesse élargie, de chercher entre ces fragments dissociés une cohésion nouvelle qui s'appelle la raison.
Il n'y a pas de bonne raison pour amener les hommes à quitter cette façon coutumière de penser, en dehors du plus urgent besoin.
La philosophie de Nietzsche est construite comme s'il y avait eu dans tout le passé humain trois plans naturels et étages que la pensée a gravis l'un après l'autre, et qu'il faut dépasser pour en atteindre un quatrième, d'un immense coup d'aile.
Une des raisons les plus décisives pour lesquelles Nietzsche a tardé à être compris, c'est, sans aucun doute, l'affaiblissement de la tradition classique en Allemagne.