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Un roman anonyme découvert grâce à Bobfutur, le récit étonnant d'une expérience dont le cadre se situe sur les bords de Loire, entre Blois et Chambord au début des années 1950. L'auteur volontairement anonyme qui vient d'un milieu bourgeois, ayant échoué au bac et contraint de travailler jusqu'à son départ au régiment raconte sa propre expérience d'ouvrier de scierie pendant deux ans. Il n'a que dix huit ans, le travail est très dur et dangereux et le milieu des plus hostiles. Pourtant ce garçon qui n'a pas froid aux yeux va prendre le taureau par les cornes, et accomplir un changement physique et moral étonnant à travers un boulot ingrat qu'il exécutera avec brio avec une volonté et une patience quasi surhumaine,
« Ce n'est pas pour rien qu'on appelle la scierie le bagne. Sortir de là c'est une référence. le gars qui a tenu le coup là-dedans le tiendra partout, il porte la couronne des increvables. Mais cette couronne , il faut la gagner, il faut la payer, et elle se paye cher. ».
Intransigeant sur ses propres droits, intransigeant sur sa propre personne le garçon monte la barre des difficultés constamment jusqu'à l'insoutenable, et son dernier défit est presque du masochisme, jusqu'à ce qu'arrive la feuille pour partir au régiment, la délivrance ….
Un texte singulier d'un réalisme cru , un rythme rapide et un style sec qui reflète avec précision la violence d'un vécu insolite. Un texte fascinant sur l'homme et ses limites , dans ce contexte un coriace insensible à la fatigue , un garçon de dix-huit qu'on ne pourrait probablement plus rencontrer aujourd'hui parmi les nouvelles générations.
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Cette Scierie m'a été mise dans les mains par un ami, qui en avait un petit tas sur son étagère, comme on tend la main à l'autre, après avoir trop parlé, quand il n'y a plus rien à dire, et que même boire sans parole devient vaguement douloureux.
« Il faudrait que tu lises ça »

Les quelques mots, une petite introduction, mentions faites à l'éditeur ou au préfacier / découvreur de ce texte anonyme, me paraissent à présent étrangers; une autre histoire, à raconter une autre fois, tant le coeur de ce récit accroche à la chair.

Il faut fournir.

L'envie de réfléchir à la véracité d'une histoire, à la réalité qui dépasse la fiction, aux départs et arrivées en gare des trains régionaux, s'affadit calmement, l'oeil dans le vague, alors que le doigt suit encore ces lignes abrasives pleines d'un hurlement silencieux, absorbant ce récit par une autre voie, bleue-sourde, blafarde, et toujours sous la menace d'un cordon de douleurs invisibles.

C'est une vilaine béquille pour aider à l'espoir.
C'est poissant de vérité tant il s'en dégage une farouche pudeur.
C'est un très beau cadeau de mon ami Pascal.
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Et dire qu'on ne sait pas qui a écrit ce récit ! La légende voudrait que son auteur en ait confié le manuscrit à Pierre Gripari avant de s'en désintéresser. Vingt ans plus tard, ce dernier, ne pouvant se résoudre à ce que La Scierie tombe dans l'oubli, le fait publier dans l'anonymat. de là ce livre est lu par l'ami d'un babélionaute, qui le lui met entre les mains en lui disant qu'il doit le lire. Après quoi, ledit Bobfutur en question s'est empressé de venir nous en faire la publicité, puis la cavalière au grand sourire s'est vue dévalisée par ses babélamis qui l'ont commandé sur ses conseils. Bref, pendant quelques heures j'ai investi la scierie d'un illustre inconnu, et j'ai kiffé. Comme dit Pierre Gripari (qui était aussi un inconnu pour moi) : « Tout cela est propre, viril, et sans détour ».


« J'écris parce que je crois que j'ai quelque chose à dire ». Ainsi débute ce récit, relayé par des éditions qui me sont également inconnues mais portent un nom propice à qui publie un récit anonyme : Héros-limite. le narrateur, jeune-homme de bonne famille, est pour un temps forcé de trouver un travail d'ouvrier dans une scierie, pour démarrer sa vie de famille. Cette expérience, intense et inoubliable, le fera devenir homme sous nos yeux, en seulement 140 pages.


« Tout ça me fait penser à un champs de bataille du douzième siècle. Ça devait faire le même bruit, ça devait être le même activité. Cette ambiance de bagarre est réelle. On a l'impression que l'équipe veut exterminer le bois, le hacher, le bouffer. Ici on ne pose pas, on jette, on lance. le moindre objet qui embarrasse est projeté n'importe où, au loin, à toute volée. Ici on ne se dérange pas pour pisser, on pisse où on est : les griffeurs sur leur chariot, le scieur à sa place, etc. Pas de temps à perdre. Jamais on s'arrête, car il faut fournir. »


Pierre Gripari écrira : « Son livre est bon parce qu'il est bien écrit ; il est bien écrit parce que le ton est juste ; et le ton est juste parce que le narrateur ne triche pas avec qui il est, ne cherche pas à séduire, ne ménage personne, et surtout pas lui-même. » Tout est exact. L'écriture, bien que virtuose, est aussi brute que le bois qui arrive dans les mains écorchées du narrateur. Ça la rend vivante. Des blessures, il y en aura et le lecteur ne sera pas épargné qui devra serrer les dents à la vue du sang, et ressentir dans ses chairs l'aiguille qui recoud ; La sueur mêlée de résine de pin, sur les torses musclés dont les veines semblent prêtes à éclater, fera tenir les bleus de travail debout ; les barbes rêches masqueront les rides précoces de nos bûcherons bourrus, qui iront au bout de leurs forces et de leurs ressources. Et s'ils repoussent leurs limites, c'est qu'il faut bien vivre, et qu'il n'y a pas de travail ailleurs. En plein hiver ici, le pôle d'emploi c'est la scierie : il faut produire, augmenter les cadences, faire le travail de quatre hommes, prouver sa valeur et se rendre indispensable. Jusqu'à l'écoeurement. Bienvenu dans la France des années 1950.


« Le déligneur, c'est Garnier. Spectacle ahurissant. J'ai d'abord l'impression qu'il est ivre, ou fou de rage. le déligneur titulaire de la place s'est fait enterrer par le scieur et ne peut plus fournir. Garnier a pris la place et lui fait voir comment on déligne. Ses gestes sont violents : il arrache la planche du tablier avec un rictus méchant, la place sur le petit chariot mobile, l'ajuste à la lame d'un coup d'oeil, et pousse dans la scie, à toute vitesse, le corps jeté en avant. A chaque trait, ses doigts passent à un centimètre de la lame. Il retire son chariot de toutes ses forces et jette les planches hors du hangar, à cinq mètres de lui. On a l'impression qu'il va bouffer chaque planche sur laquelle il met la main : il en bave, il en écume. Sa cadence est insensée. Inutile de s'approcher de lui, on prendrait un paquet de bois dans la gueule. Et on est en fin de journée ! Qu'est-ce que ça doit être au début ! »


J'ai lu la Scierie comme j'ai lu Germinal : Portée par le souffle de l'explosion du palpitant de cet anonyme et de ses descriptions vibrantes, souffrant avec les personnages, enrageant avec eux, trimant à leurs côtés ; espérant pour eux. C'est beau, c'est fort ; C'est touchant aussi, extrêmement. On aimerait les soutenir, plus que les personnages féminins du livre qui, il faut bien le dire, paraissent si peu à la hauteur. Oui, décidément, ce petit livre encore pas si connu et écrit par un anonyme ne peut se transmettre que de plume de babéliodruide à yeux de babéliodruide, autant dire d'un anonyme pseudo à d'autres pseudo-anonymes. Et c'est très bien comme ça. Une lecture qui fleure bon la sciure, la testostérone et les matins difficiles, mais qui rappelle avec force et courage la valeur du travail et des travailleurs.


« Ils ont tous l'air très méchant, mais, sous cette enveloppe, se cachent des coeurs qui rendent hommage au mérite et au courage. Eux seuls connaissent la valeur de l'effort, parce qu'ils sont habitués à souffrir. Ils ne savent pas tous lire, mais ils sont courageux, costauds, décidés. Ce sont des forts. »
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Histoire d'une transmutation voulue

Voici un bien étrange livre qui n'aura cessé de m'étonner :

Par la façon dont il est venu dans mes mains : Je fus interpelé par les billets de fanfanouche24 et de bobfutur - Mais qui est donc cet ami de bobfutur qui avait une « petite pile » de cet ouvrage sur son étagère ?

Par le fait que son auteur soit volontairement anonyme

Par l'éditeur suisse, Héros-Limite, jamais croisé auparavant.

Par l'aspect de l'ouvrage extrêmement sommaire mais de très belle facture

Par le fait que chaque exemplaire soit numéroté

Par l'introduction de Pierre Gripari qui sauva le texte de la destruction.

Par la façon, enfin, dont il m'a puissamment remué.




On connait tous, je suppose, ce besoin, un jour ou l'autre, de changer radicalement, de s'opposer à ce que l'éducation, le travail, la vie jusque là, ont fait de nous.

Je l'ai connu.

Le jeune narrateur le ressent, inconsciemment sans doute. A la fin de ses études, restées sur un échec, il se voit contraint de travailler en attendant son départ sous les drapeaux.
Il n'a pas de métier mais une instruction certaine.
Nous sommes dans les années 50. Il aurait pu se chercher un travail à la mesure de ce que la vie avait fait de lui jusqu'à présent. Mais il choisi d'entrer dans une scierie. Affronter la dureté physique, l'âpreté des rapports aux autres, embarqués dans le même cycle de fatigue à peine réparée par la nuit courte et retrouvée sans cesse. La fatigue qui ne permet aucune distraction, aucune tentative de sortir de cette roue abrutissante. La fatigue qui, peut-être, aigrit.

Il devient comme ces ouvriers.
Malgré leur refus d'accepter ce petit bourgeois, il leur ressemble de plus en plus, sans les juger, sans les aduler non plus.
Il ne cède pas à l'affrontement des classes que ses collègues seraient tentés de mener. Il s'en fait des compagnons d'infortune.

Il veut voir son corps et son esprit s'endurcir. C'est son choix. Il se transmute.

Sa fierté, sa volonté et sa force naturelle y sont pour beaucoup

Mais cette dureté devient méchanceté au service de la rancune aussi.
La guerre se mène à coups de vacheries, de peurs, de doigts coupés par les scies.

A l'issue de ces deux années, il en arrive à cette conclusion, excipit questionnant :
« Bien sûr, le contact brutal avec des réalités et des difficultés que je ne soupçonnais même pas m'ont durci le caractère, et bien plus que je ne l'aurais voulu. Tant pis : il est top tard ».

Le roman est rude, fort et - j'ose - viril.

Les phrases sont incisives, courtes ponctuées de mots grossiers.
Pas de chemin détourné, pas d'entourloupe, ce qu'il pense il l'écrit sans fard. Il le hurle parfois.

C'est violent par les mots, les descriptions, le travail, la sueur, la peur, le bruit, les odeurs, la crasse.

La scierie perdue dans les bois, les troncs, les scies, les hommes, les rancoeurs. forment quasiment un huis clos. Je suis étonné de prendre autant de plaisir à lire ce livre. Je ne peux le lâcher tant il devient palpitant comme le sang qui jaillit régulièrement des blessures du corps.

Etrange alchimie
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Comment suis-je tombée sur ce texte? Impossible de m'en souvenir, même si, étonnamment, ce n'est pas par Babelio. Je joins toutefois ma voix à tous ceux qui l'ont découvert avant moi: lisez-le!
Témoignage écrit peu de temps après l'expérience qu'il décrit, renié par son auteur, ce texte a l'incontestable mérite de nous faire comprendre ce qu'est la littérature.
Si la lutte de Moby Dick et du capitaine Achab vous terrorise par sa longueur, lisez « La Scierie », c'est plus court mais aussi cruel et métaphysique. La lame vous arrache l'ongle, le doigt ou même la gueule et le gros dur devient ouvrage pour dame qu'il faut coudre point par point avant de le renvoyer devant la faucheuse, dont le rythme implacable sert de fléau: d'un côté les durs, les hommes, les vrais, de l'autre les lopettes qui méritent bien leur sort quand l'accident les rattrape.
Si Julien Sorel vous fatigue par ses atermoiements entre romantisme échevelé et haine recuite du prolo bien décidé à se faire une place au soleil, lisez « La Scierie », la rage est la même. Si Julien se fait surprendre par son père qui le voit lire au lieu de surveiller le mécanisme de la scie, le narrateur choisit le travail manuel faute d'avoir eu son bac. L'un et l'autre jouent des coudes pour appartenir à l'aristocratie locale: celle du pouvoir ou celle des bûcherons, mais être en haut de la chaîne alimentaire.
Si Proust vous fatigue par la préciosité de ses longues phrases, lisez « La Scierie ». Ici, le style est âpre et sans fioriture, mais finalement c'est la même chose. Si Marcel traduit sa suffocation dans la cadence de ses phrases, l'auteur anonyme a des phrases aussi sèches que son corps amaigri et musclé par deux ans d'un travail forcené.
Et si Camus vous tente, mais que, non, franchement, imaginer Sisyphe heureux, vous ne pouvez vraiment pas, alors lisez « La Scierie ».
« […] je vis Garnier tituber sous au moins cent kilos de sapin, et j'ai juré tout bas, presque les larmes aux yeux:
- C'est fini. Jamais, jamais, jamais je ne recommencerai. »
Mais moi je vais recommencer ce livre.
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"J'ai commencé, j'étais un gosse. J'en suis sorti, j'étais un homme."
Voilà comment l'auteur de ce récit résume les deux années qu'il a passées à la scierie.
Lui, le fils de bonne famille que rien ne prédestinait à la vie ouvrière, s'est retrouvé à devoir travailler dans des conditions terribles ; c'est cette expérience qu'il nous raconte.

Dire que le travail à la scierie n'est pas facile est un doux euphémisme : il est physiquement et psychologiquement épuisant.
Les cadences infernales, la répétitivité des tâches, la manutention de charges lourdes, l'emploi de machines dangereuses qui requiert une concentration de chaque instant sous peine d'y laisser un bout de doigt ou plus, tout contribue à faire de cette besogne une activité épuisante, débilitante. Destructrice.

Que de force dans ce court texte !
Et dire qu'il aurait pu ne jamais arriver jusqu'à nous...
Au début de la préface, Pierre Gripari explique que l'auteur de la scierie lui a confié son manuscrit plus de vingt ans auparavant sans aucune intention de le publier, bien au contraire, et qu'il l'a sauvé de la destruction.
Merci à lui !

L'auteur n'est pas sorti indemne de ces deux années et qu'il le veuille ou non, cette expérience a laissé en lui une trace indélébile :
"Bien sûr, le contact brutal avec des réalités et des difficultés que je ne soupçonnais même pas m'a durci le caractère, et bien plus que je ne l'aurais voulu. Tant pis : il est trop tard."

Eh oui, ce qu'il a vécu à la scierie fait désormais partie de lui pour toujours. Il est trop tard, on ne revient pas en arrière.
Mais pour vous, il n'est pas trop tard pour lire cet ouvrage inclassable et si fort.

Auteur anonyme, qui que tu sois, où que tu sois, sois remercié pour ce texte vibrant et bouleversant !
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« J'écris parce que je crois que j'ai quelque chose à dire. C'est la vie que j'ai menée entre dix-huit et vingt ans, entre mon échec au bac et mon départ au régiment. »

Oui, l'auteur de ce récit anonyme a quelque chose à dire, et on ne peut que remercier Pierre Gripari d'avoir sauvé ce témoignage de l'oubli. Cette vie à raconter, c'est l'expérience du travail en scierie, dans trois scieries exactement.

L'auteur de ce texte captivant n'est pas fils d'ouvrier. Attendu au tournant, il lui faut gagner le respect, prouver qu'il est un homme. Pas d'idéalisation : le travail est abrutissant et dangereux, le milieu est souvent mesquin, méchant, aigri, la solidarité de classe n'a aucune existence. Chacun est seul, pas de place pour les faibles. le style colle parfaitement à cette réalité : dégraissé, sec, dur, direct, sans artifices littéraires. Pas de psychologie, pas de politique, pas de sentiment, seulement le travail. Un travail de bagnard, véritablement.

Ce fils d'ingénieur est physiquement et moralement fort, orgueilleux, il tient, serre les dents, subit et fait subir, se dépasse, s'élève dans la hiérarchie des forçats, s'endurcit, se dessèche, se déshumanise.

Et pourtant, malgré tout, dans ce milieu si dur, tous ne sont pas réduits à être de simples brutes. Des sentiments subsistent, un peu, une certaine camaraderie, le plus souvent non dite chez ces hommes taiseux, une fierté. Parfois aussi, la carapace se brise pour quelques instants, les hommes craquent, et même les plus fort pleurent.
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Comme stanlopillo l'a écrit fort justement, il s'agit d'un véritable Ovni littéraire....que j'ai déniché par le plus grand des hasards... en feuilletant à ma médiathèque la liste des acquisitions...de 2013

L'anonymat et le sujet m'ont intriguée...un peu dubitative au début de ma lecture...surtout en venant de relire l'excellent récit du poète-ouvrier, Georges Navel..."Travaux"...et puis on est pris aux tripes... l'écriture est âpre, brute... à l'image de ce monde des scieurs, bûcherons dans les années 1950, où notre anti-héros, jeune bourgeois désargenté, orphelin de mère... ayant échoué à son bac, doit gagner sa vie...en attendant son appel pour le service militaire...
Ce récit couvre les deux années les plus éprouvantes mais aussi les plus denses de notre écrivain anonyme...

" Nogent-le-Rotrou, 4-2-53-
Maintenant, avec un an de recul, je vois ce que m'ont apporté ces deux ans qui m'ont paru si longs. C'est au fond la seule période de ma vie dont je sois fier jusqu'ici, car c'est la seule qui signifie quelque chose.
j'ai commencé, j'étais un gosse. J'en suis sorti, j'étais un homme.
Il m'en reste un immense respect pour le travailleur, quel qu'il soit et quoi qu'il fasse" (.p.141)

Un récit authentique sans fioriture… qui dit la violence d'un certain monde du travail, celui des scieries, des travaux de force en plein air, dans des conditions très éprouvantes, les « vacheries » que se font les ouvriers entre eux, alors que le travail est dangereux, et que les tâches nécessitent une solidarité vitale… - La scie, ce putain d'outil qui m'en fera tant baver pendant dix-huit mois. La lame, jamais fatigué, qui exige le travail de dix hommes pour la nourrir, pour la satisfaire- (…)
Cette vision de la rencontre de la lame et du bois, je ne l'oublierai jamais. Elle est d'un intérêt toujours renouvelé. Cette rencontre s'appelle –l'attaque-. Dans une scierie, tout le monde regarde l'attaque, le profane comme le vieux scieur qui, le front plissé, souffre avec sa scie, comme l'affûteur qui devine, rien qu'au bruit, si la lame coupe ou non.- (…)
Ce n'est pas pour rien qu'on appelle la scierie le bagne. Sortir de là-dedans, c'est une référence. le gars qui a tenu le coup-là-dedans le tiendra partout, il porte la couronne des increvables. Mais cette couronne, il faut la gagner, il faut la payer, et elle se paye cher.(p.78)

Les descriptions du travail des gars à la scierie, par tous les temps, sont tellement « parlantes »et intenses… que nous, lecteurs, entendons les bruits infernaux de la scierie, des lames, des jurons des gars, souffrons avec ces hommes rudes, teigneux… mais aussi parfois tout simplement vulnérables comme des gosses. – Des fois, nous avons des accès de cafard qui se manifestent par des crises de rage ou d'abattement. Il ne reste alors, dans la pauvre cabane perdue dans la tempête et dans les bois, que deux grands gosses qui se serrent près du mauvais poêle- (p.99)

-Il m'entraîne et passe la main sur mes cheveux poissés et emmêlés. J'en pleure de plus belle. Il n'y a rien de tel que les brutes quand ils essaient d'être doux. C'est maladroit, gauche, empressé, en somme très sympathique et très marrant. (…) J'ai envie d‘être dorloté, tout simplement. Il est beau, le dur, le bûcheron ! Tout ce qui l'intéresserait, pour le moment, serait d'avoir une femme, pour se cacher la tête dans ses jupes. (p.107)

J'ai lu ce texte en une soirée, happée par la tension extrême du récit… parallèlement, les images d'un ancien film que j'adore, de Robert Enrico (1965)ne m'ont pas quittée : « Les grandes gueules », avec Bourvil, Lino Ventura…ce monde d'hommes, dans cet univers particulier des marchands de bois, des scieries, des bûcherons, ...une violence entre les hommes liée à la dureté du travail…On retrouve à des niveaux différents, une âpreté terrible, approchante…

Revenons à ce récit unique en son genre…qui a été édité initialement aux éditions de l'Age d'Homme, en 1975… et ceci grâce à l'enthousiasme et à l'intervention de l'écrivain, Pierre Gripari , dont les éditions Héros-Limite ont eu l'idée excellente de republier la préface de 1975 où Gripari explique la genèse de cette publication insolite.

Je laisse la parole à Pierre Gripari, tellement l'histoire de ce livre est incroyable et fort sympathique : - Ce récit n'est pas de moi (…) Il n'est pas de moi, mais je l'admire profondément. Bien plus : j'en suis jaloux, ce qui est bien la plus belle preuve d'admiration que puisse donner un écrivain. C'est pourquoi j'ai voulu et je veux qu'il soit publié, qu'il se lise, et tant pis pour ce qu'en dira l'auteur !
Car l'auteur, lui, non seulement ne veut plus écrire (alors que tant d'autres noircissent du papier, qui feraient mieux de s'abstenir !), non seulement se désintéresse de son oeuvre (car c'est bien là une oeuvre, dans le sens noble du mot), mais il ignore, en ce moment même, que je m'apprête à le faire publier. Si je l'avais écouté, je lui aurais rendu son manuscrit, qu'il aurait détruit, sans nul doute, depuis longtemps. Force m'est donc de le laisser dans l'anonymat le plus strict.
Un détail cependant : ce texte m'a été communiqué il y a plus de vingt-ans. A cette époque, je travaillais encore sur mon premier livre, celui qui devait s'appeler- Pierrot la lune-. Je le réécrivais pour la troisième ou quatrième fois, sans avoir trouvé le ton juste. C'est à la lecture de ces pages, écrites cependant par un garçon plus jeune que moi et qui ne songe même pas à devenir écrivain, c'est à la lecture de ces pages, dis-je, que j'ai trouvé mon propre style. – ( Présentation de Pierre Gripari, avril 1975 /p.7)

N.B : Je joins un lien pour découvrir ces éditions étonnantes Héros-Limite, dont je faisais la connaissance pour la première fois, avec cette réédition , qui ont pourtant été créées il y… 20 ans déjà…(1994), dont le catalogue est très riche et éclectique.
http://www.heros-limite.com/presentation

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Le voilà le fameux libraire qui me fait acheter des livres sur ses alléchants billets de couvertures! Identifié, il m'a fait lire l' Homme qui savait la langue des serpents, Petits animaux, l'Art de la joie, adore Les Saisons, j' en passe, aveuglement je pense que je peux lire tout ce qu'il proposera dorénavant. Il me sort ainsi deux-trois titres remarquables selon lui, (dont un, invendable mais quand même on en lit pas souvent des comme lui - je me le garde pour plus tard).
Je termine La Scierie.
Auteur anonyme. Un gars désintéressé par l'écriture, file l' histoire à son copain qui trouve ça bon mais n'en fait rien, et quand même, il peut pas garder ça pour lui, et va finir par l'éditer 20 ans plus tard, en 1975.
C'est une vraie transmission ce livre, il se passe de main en main, on sait pas trop comment il arrive entre les notre. Comme le narrateur du reste, 18 ans, qui se retrouve non préparé à bosser dans un monde inconnu qui pourrait bien l'engloutir : le travail du bois à la scierie. Il a deux ans avant d'être engagé dans l'armée, faut qu'il fasse vivre le reste de sa petite famille, et il a pas peur de se servir de ses mains.

Rentrer dans ce bouquin, c'est étouffant de fatigue musculaire, d'épuisement physique, de désenchantement, d'odeur et de bruit assourdissant, de conditions météo dévastatrices, et surtout de mauvaise gens! Il s'attendait pas à ça notre gars, et nous pas à ce point.
140 pages d'une autre époque.
Obligé de bosser en équipe avec des mesquineries du diable, c'est à qui fera le plus chier l'autre, le mettre en danger, lui en ferra voir. Qui s'est le bonhomme bon dieu! J'ai 55 ans je vais te montrer qui est le plus fort blanc bec, jusqu'à j'ai 20 ans tu vas voir que je vais t'enterrer sale con. Pas vraiment une ambiance amicale et bienveillante dans l'épreuve. Côté féminin c'est pas un tableau tellement plus réjouissant.
La vision du narrateur est donc très old school, mais nous apparait si authentique et si réelle qu'on se rappelle que c'était comme ça dans le temps, tendance macho sur les bords, rapports à la force, orgueil d'être fort, de pas pleurer, d'être dans le dur, ambiance générale qui exacerbe la virilité. C'était comme ça de mon temps, j'en ai vu d'autre de mon temps. Ce livre est puissant parce qu'on le lit, on lit et on comprend, on se rappelle encore, et on lit tout et on dit punaise mais lis ce livre, j'te jure tu vas voir ce que tu vas voir. C'est pas pour les tendres et tu vas t'y référer longtemps!
(le monde a quand même su changer. on souffle)


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Un récit tout à fait étonnant de la part d'un jeune homme d'une vingtaine d'années.
« J'écris parce que j'ai quelque chose à dire. »
C'est la première phrase de ce livre.

Le narrateur est un jeune homme qui raconte deux années de sa vie, de 18 à 20 ans, en 1950, entre son échec au bac et son départ pour l'armée.

Cet incipit annonce un récit fait dans un langage simple mais correct, sur un ton plutôt neutre, au moins quand il s'agit de lui-même.


Ce jeune homme n'est cependant pas dénué de sentiments ou d'émotions, il les exprime souvent dans un registre plus grossier, au moins plus familier, donnant l'impression de s'adresser à nous plus particulièrement, en aparté, au cours d'un récit qui serait fait à une assemblée.
Ce style m'a semblé favoriser l'empathie avec lui.

« Je vais essayer de travailler avec ma force, mais que faire ? Dans le pays que j'habite sur les bords de la Loire, aucun débouché à n'importe quel échelon, sinon la culture. Les paysans me font chier avec leurs plaintes et leurs gros sous qu'ils cachent comme des salauds. »


Il va choisir de travailler dans des scieries.
Il en fait un tableau peu attrayant, allant entre autres à l'encontre de la solidarité souvent supposée dans les milieux ouvriers.

« Je devais me rendre compte que Pressurot était fauché, que les ouvriers se bouffaient mutuellement, et que Bibi était le roi des salauds. le roi, c'est le mot, je n'ai encore pas vu un type réunissant à la fois sa vacherie, sa bêtise, sa grande gueule et son hypocrisie. »


Les métiers du bois sont des métiers durs, très durs.
Course au rendement, compétition avec les autres pour montrer qu'on est le plus fort, dépassement de soi, négation de sa souffrance pour prouver sa valeur, valeur virile s'il en est.
Traitez un homme comme un salaud, il deviendra un salaud…

« Jamais je n'aurais été capable d'une telle méchanceté il y a un an, mais le miracle s'est fait tout seul ; je suis d'une dureté qui m'étonne : pas le moindre remords, pas la moindre réflexion. Cette dureté ne fera que s'accentuer par la suite. Maintenant, il me semble que je tuerais sans hésitation un type qui m'a fait assez chier pour mériter ça. »


Il est donc beaucoup question d'hommes, de vrais, de virilité, de force.
Et pourtant, tout homme est faillible. Et pourtant, tous hommes qu'ils sont, ils finissent par craquer, les uns après les autres au plus dur du travail. Alors le narrateur le raconte, avec quelques railleries pudiques à son propre égard…

« J'ai envie d'être dorloté, tout simplement. Il est beau, le dur, le bucheron ! Tout ce qui l'intéresserait, pour le moment, serait d'avoir une femme, pour se cacher la tête dans ses jupes. »


Ce récit est savoureux dans son vocabulaire. Tout ce vocabulaire spécifique au métier, des mots que l'on comprend dans le contexte des phrases mais que l'on ne maîtrise pas tout à fait.
On n'est pas en terrain connu. Alors on est un peu chez les autres. En visite.

En vrac :
« Plots, planches, traverses, madriers, bastings, grumes, billes, tranches, piles, ruban, pic, tourne-bille, tablier, sciure, cloueurs, copeaux, pointe, circulaire, bancs de scie, oscillantes, dégauchisseuse, toupie, raboter, griffer, cognée, passe-partout, débardeurs, haches, déligneuses, esquilles, croûtes, liteaux, tronçonneurs. »


Enfin le narrateur lui-même verra dans ces deux années un parcours initiatique, dont il gardera finalement au moins une valeur positive.

« J'ai commencé, j'étais un gosse. J'en suis sorti, j'étais un homme.
Il m'en reste un immense respect pour le travailleur, quel qu'il soit et quoiqu'il fasse. »


Avec cette dernière phrase, d'une telle netteté, c'est le réalisme qui prévaut.

« Bien sûr, le contact brutal avec des réalités et des difficultés que je ne soupçonnais même pas m'ont durci le caractère, et bien plus que je ne l'aurais voulu. Tant pis : il est trop tard. »



Beaucoup de citations pour ce livre, parce que finalement, moi, je n'ai pas grand-chose à dire.
Il est bon parfois d'écouter les autres.
Et en tous les cas, je ne saurais mieux dire.

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Thème : Bourbon Kid, tome 1 : Le Livre sans nom de AnonymeCréer un quiz sur ce livre

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