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Critique de Antyryia



Chère Amélie,

Avec cette critique, vous rejoignez les trois auteurs que j'ai le plus souvent chroniqués depuis mon inscription sur Babelio : Christophe Siébert, Sandrine Collette et Thomas H. Cook.
Et de sept donc avec Raisons obscures, votre meilleur roman à ce jour à mon avis. Et pourtant qu'est-ce que j'avais aimé les précédents, en particulier Sans Elle et Au nom de quoi !
Des livres qui bouleversent, le quotidien qui vire au cauchemar, le tout analysé, disséqué avec une finesse et une intelligence uniques.
Mais la boule que j'avais dans le ventre à la lecture de ces deux romans en particulier a pris davantage de volume encore avec Raisons obscures. Que j'ai dévoré, mais que j'ai eu besoin de reposer plusieurs fois. Et plus j'avançais vers la conclusion, plus je devais reprendre ma respiration et m'accorder quelques minutes pour réfléchir, pour calmer ma colère, mon angoisse, tout en me demandant comment j'avais pu être aussi aveugle.
Je m'en suis voulu.
De n'avoir rien vu.

Je n'accorde quasiment jamais cinq étoiles à un roman.
C'est une note que je réserve uniquement aux rares livres qui m'ébranlent. Qui me marquent au fer rouge.
J'ai peur que n'importe quel livre me paraisse fade après celui-ci.
Parce qu'on frôle la perfection.
Il y a tout ce que je recherche en tant que lecteur dans Raisons obscures. Une histoire passionnante de laquelle on a du mal à décrocher ( et ça n'était pas gagné en racontant d'abord le quotidien de deux familles aux soucis ordinaires ), une construction virtuose, un style d'une rare finesse, une émotion à son comble tant on s'attache aux différents personnages et tant l'empathie fonctionne, et puis tout simplement un livre inoubliable avec lequel je me suis pris un sacré uppercut.
Un réel bonheur de retrouver toutes ces qualités dans un même livre pour le lecteur exigeant que je suis.

Même si nous ne sommes pas dans un thriller mais davantage dans un suspense psychologique, en vous lisant je n'ai pas pu m'empêcher de penser à deux autres plumes féminines francophones. Et venant de moi, cette comparaison est davantage qu'un compliment, c'est la confirmation que vous faîtes partie des auteurs contemporains incontournables.
J'ai en particulier pensé à Karine Giébel. C'est elle en effet la dernière ( avant vous ) à m'avoir fait endurer un tel hurlement de douleur. Toutes blessent, la dernière tue m'avait glacé le sang, m'avait laissé pantelant, assommé, mal à l'aise. Et c'est la première fois depuis cette lecture que je ressens de nouveau cette impression, ce paroxysme de la violence psychologique.
Chacune à votre façon, vous dénoncez avec force et conviction des faits de société auxquels je ne prêtais jusqu'alors pas assez d'attention.
Et puis j'ai aussi pensé à Barbara Abel. En mieux.
Avec un style propre à chacune, vous décrivez des familles plus vraies que nature, l'histoire de gens ordinaires au quotidien relativement banal. Avec tellement de justesse et de sincérité qu'on se reconnaît forcément quelque part, qu'on s'identifie aux personnages. Et puis là où Barbara Abel jette un grain de sable pour faire complétement dérailler l'engrenage, vous êtes encore plus subtile. La famille est pour vous un composant de la tragédie et non un prétexte à celle-ci.
Et puis comment ne pas se rappeler de Je sais pas quand l'un de vos personnages est atteint de diabète ?

Mais avant tout, vous m'avez fait penser à Amélie Antoine.
Parce qu'il n'y a que vous pour donner autant d'authenticité, autant de souffle à vos personnages et à leurs journées en apparence ordinaires.
Il n'y a que vous pour construire de façon aussi machiavélique vos romans. En commençant par la fin ( juin 2017 ) et puis en nous racontant, mois par mois, le temps d'une année scolaire, l'histoire de ces deux familles qui ne présentent quasiment aucune similitude. Deux parcours totalement différents même si, comme dans Les secrets, les personnages sont parfois amenés à se croiser. On comprend simplement qu'ils habitent la même ville, quelque part en France ( ça pourrait être n'importe où ). On apprend que leurs fils fréquentent la même école primaire, ou encore que les pères sont inscrits à la même chorale au sein de cet établissement scolaire.
Les Mariani et les Kessler nous racontent cette difficile année scolaire 2016 - 2017 de leur point de vue d'adulte. Les bons comme les mauvais moments. Entre les problèmes de couple des uns, les soucis professionnels, les tensions avec le voisinage et bien sûr les enfants chaque famille a beaucoup à gérer, à penser. Est-il normal que le petit Clément soit aussi solitaire, aussi réservé ?
"Elle aurait presque préféré un gamin capricieux et bagarreur à cet enfant sage et toujours calme."
Mais même les crises de colère des adolescentes rebelles, qui vivent leurs premiers chagrins d'amour, sont aussi ponctuées de moments de tendresse et de complicité.
"-Tu piges rien, papa. Je suis désolé de te dire ça, mais t'es trop vieux, t'es dans le système, maintenant."
Oui, deux familles pour lesquelles tout n'est pas toujours rose, tout n'est pas toujours avoué, mais rien ne paraît pour autant insurmontable.
Sauf que derrière ces petits et plus gros tracas du quotidien ...
Vous ne nous dites pas tout Amélie.
Juste la version du vécu et du ressenti des parents. Et si certains détails revêtaient une importance cruciale ? Et si parmi les ellipses et les sujets trop rapidement évoqués se cachait quelque chose de plus sombre ?
A l'instar du magnifique film L'effet papillon, ce qu'on ne voit pas est encore plus primordial que tout le reste. Des sujets en apparence survolés seront amenés à prendre une toute autre dimension.
Il n'y a que vous pour rendre le lecteur acteur et non pas uniquement spectateur.
Vous savez que je m'en suis voulu de n'avoir rien vu une fois la seconde partie entamée ? Que j'ai culpabilisé d'avoir été aussi aveugle moi aussi ? Que je me suis retrouvé aussi stupide que ces parents qui n'ont pas su comprendre ce qui était sous leur nez depuis le début ?

Et j'en profite bien évidemment pour pousser un coup de gueule envers XO, votre nouvel éditeur, qui à mon sens n'a pas le moindre respect ni pour le lecteur, ni pour votre travail. le bandeau signalant "Deux familles où, en apparence, tout va bien" était amplement suffisant sans qu'il ne soit la peine de tout gâcher avec une quatrième de couverture qui en dévoile dix fois trop. Même sans l'avoir lue je suis tombé sans le vouloir sur le mot en "H" et j'aurais tellement voulu que ma surprise soit totale. C'est tout le sens de votre roman, ne pas nous dire où vous nous emmenez, ne nous laisser que de vagues indices parce que nous pourrions être les parents de ces deux familles.
Nous prendre par surprise, c'était bien l'objectif que vous vous étiez fixé, non ? Nous montrer ce qu'il pouvait y avoir derrière des apparences presque anodines ?
Et puis un responsable marketing a du passer par là, vous savez, ceux qui savent tellement mieux faire vendre que l'auteure elle-même, fusse-t-elle lauréate du prix amazon de l'auto-édition en 2015.
- Dites patron, j'ai un problème avec la présentation du nouveau Amélie Antoine, il se passe rien de suffisamment racoleur dans la première partie pour attirer les clients.
- C'est pas grave, t'as qu'à raconter la fin, le tout c'est que ça fasse vendre ! Le reste on s'en fout.
Oui, en lisant à la fin du livre la présentation, c'est vraiment du dédain que j'ai ressenti. Du mépris tant pour vous et la façon si subtile que vous aviez choisie pour vous exprimer et donner du relief à votre message que pour le lecteur qui est trahi et qui attend pendant presque deux-cent pages qu'on en vienne enfin aux faits, alors qu'il était de toute façon censé les ignorer.
Bref, vous comprendrez j'espère que j'encourage tous vos futurs lecteurs à déchirer cette quatrième de couverture, de la barbouiller au marqueur indélébile ou tout au moins de la cacher avec un protège-cahier de couleur. Il faut absolument partir le plus vierge possible de toute information pour que le livre produise son effet.
Plus il impactera et plus les consciences se réveilleront.

Un autre mot en "H" qui est très important, et qui est même au centre de Raisons Obscures, c'est la Honte.
"Lui se sent tellement honteux d'être à ce point oisif qu'il n'ose pas en parler à qui que ce soit."
"Personne ne pourra la faire se sentir plus honteuse qu'elle ne l'est déjà, de toute façon."
"Comme il lui paraît avoir été un type méprisable, soudain."
La honte, la culpabilité, le malaise que l'on ressent sont autant de raisons de ne rien dire, de ne pas s'exposer, de tenter de régler ses problèmes seuls sans intervenant extérieur. Quand on est blessé, quand on est victime des circonstances, quand on se sent coupable ... on se tait.
Et c'est là que commencent les secrets, les silences.
C'est là aussi que l'on se focalise sur soi au détriment du reste.
"Lentement mais sûrement, il s'enfonce un peu plus dans les sables mouvants des non dits."
De l'embarras à l'humiliation, ces émotions seront ressenties par tous les membres des deux familles, tôt ou tard :
Etre devenu inutile au travail, devoir cacher sa maladie à ses amies, avoir envie de supplier sa femme de rester quand elle préfère se lover dans les bras de son premier amour, rater un spectacle de magie diffusé à la télévision, ne pas parvenir à trouver seule de compromis avec un voisin de mauvaise foi.
Alors chacun tente de faire au mieux, de donner le change en société ou même en famille. Ou tente de se faire oublier, de disparaître.
Parce que c'est dans notre éducation de vouloir cacher ces fissures, de vouloir paraître plus fort qu'on ne l'est réellement.
"Il aurait suffi de si peu pour que tout soit différent."

Quand je vois à quel point ma lecture a été difficile, je n'ose même pas imaginer comme son écriture a du être douloureuse pour vous. A l'inverse d'un trop grand nombre de romans, ce sont de véritables personnages qui surgissent de votre imagination, vous leur donnez un corps et une âme. Ils existent je pense pour vous comme pour moi davantage que certaines victimes bien réelles qui ont simplement droit à un encart dans les faits divers d'un journal.
En leur donnant un nom, une histoire, vous avez du fortement vous attacher à eux. Ils ont plus de substance tout comme les dix personnages inventés se rendant au Bataclan le 13 novembre 2015 dans Au nom de quoi étaient finalement plus réels à mes yeux que les véritables victimes, ou du moins ils ont contribué à donner à celles-ci un visage, un nom, une identité … comme un vibrant hommage.
Et même s'il faut le faire afin que votre message conserve tout son impact, n'est-ce pas difficile de leur faire du mal alors qu'on sent à quel point vous les aimez ?

Si je souhaite un immense succès à Raisons obscures, afin que l'attention de tous soit décuplée et que vos lecteurs puissent cette fois parfois réagir avant qu'il ne soit trop tard, je pense que sa place est avant tout dans les lycées. Je ne travaille pas pour l'Education Nationale mais je suis convaincu que si un tel roman était au programme de seconde ou de première, non seulement les élèves seraient moins dégoûtés de la lecture qu'avec les classiques qu'on leur impose encore aujourd'hui mais en plus, les mentalités auraient alors une réelle chance d'évoluer de l'intérieur.

Et j'achèverais simplement en vous remerciant chaleureusement pour ce roman magistral, qui a appuyé sur quelques cordes sensibles et fait remonter quelques souvenirs douloureux à la surface.
Vous avez vraiment un talent extraordinaire.


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