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Critique de HordeDuContrevent


Après lecture de ce livre, je ressens un élan d'affection velouté vers Aharon Appelfeld comme s'il nous avait tendu la clé ouvrant avec délicatesse nos coeurs et remplissant nos âmes en abondance. Pour les recouvrir de coton. Et y amoindrir ainsi la douleur grandissante au fur et à mesure des pages. La douleur des camps de concentration, celle de la nostalgie des parents dont on comprend enfin l'essence, celle enfin de la nature humaine révélée. Étrange de ressentir à la fois autant de douceur, de lumière, dans l'obscurité la plus totale. Quelle lecture à la fois onirique et glaçante, quelle façon originale de raconter l'inracontable !

Aharon Appelfeld a choisi la voie du conte poétique et philosophique, du rêve, du songe, de la balade pour faire remonter et éclore ses pensées et ressentis. Comme s'il lançait des grains, aussitôt germés de belle façon. J'ai cheminé avec le héros Théo, ne sachant jamais trop s'il rêvait, s'il pensait tout haut, s'il délirait. Tels des rêves récurrents certaines scènes reviennent à maintes reprises, en boucles, ritournelles d'une simplicité déroutante pouvant gêner la lecture mais non sans signification profonde quant au message à faire passer. Dans tous les cas cette balade à ses côtés fut scintillante, et continuera de briller longtemps en moi.

Théo Kornfeld (prénom et nom à haute valeur symbolique), juif autrichien, rentre chez lui, à pied, à quelques 250 km de là. C'est le « retour à la maison » tant espéré, tant fantasmé qui est donc l'objet du livre. Enfermés dans le camp n°8 en Ukraine pendant deux ans, lui et ses compagnons d'infortune se sont retrouvés en effet en liberté suite à l'avancée des troupes russes faisant déguerpir les oppresseurs.
Libérés et livrés totalement à eux même, ces rescapés errent, et tentent, tant bien que mal, de rentrer, assaillis par la fatigue, le contrecoup de l'atrocité vécue, la culpabilité, la peur, la faim. Ils profitent des vivres, des cigarettes, du matériel laissés par l'ennemi parti précipitamment, tiraillés entre le désir de rester en groupe et la volonté de retrouver enfin leur liberté, leur solitude alors qu'ils se sont tous entraidés, corps et âme, pendant de nombreux mois.
Ils profitent du café surtout…quelle ode au café, breuvage divin et fraternel ; il est sans cesse honoré tout au long du livre au point de l'avoir lu moi-même les lèvres couleur café…

« Rien ne vaut le premier café de la journée, il nous restitue quelque chose de perdu et de précieux ».

Le chemin du retour est un lieu incertain quant à sa localisation, en pleine campagne devine-t-on, jonché de restes de guerre, où surgissent d'étranges personnages d'errance dont une certaine Madeleine qui incarnera le plus la notion d'amour véritable. Tous ces êtres semblent évoluer dans un monde onirique et ont quelque chose de kafkaïen, de très mystérieux. Certains paraissent dangereux, d'autres névrotiques, d'autres incarnent la bonté même.
Quant au paysage, il est par moment d'une beauté bucolique, sorte d'Eden retrouvé :

« L'immense plaine s'étendait dans toute sa splendeur verte. Les ombres des bouleaux frémissaient sur le sol en silence. Une douce lumière de fin d'après-midi régnait, tel un cocon dans lequel l'on pouvait se blottir. »

Ce chemin est surtout un cheminement symbolique, une réflexion hébétée propice aux rêves et aux chimères. Ce chemin est un chemin psychologique selon moi, sur lequel Théo va faire éclore toutes ses craintes, tous ses souvenirs, toutes ses incompréhensions, tout son amour et sa bienveillance en autant de graines semées au fur et à mesure de sa déambulation et de ses tribulations. Qu'il se permet de faire éclore avec bienveillance, car après le camp, il est doté d'une compréhension différente des choses.
Et c'est un chemin d'une stupéfiante clarté. Quand certains s'interrogent sur le titre du livre, j'y vois par ma part le chemin de la compréhension et de l'éclosion.

Ainsi, l'errance du retour permet à Théo de revenir sur sa mère tant aimée, cette femme belle et fantasque, si particulière, que nous devinons bipolaire et qui avait une emprise énorme sur Théo enfant, préférant partager avec son fils les beautés du monde via de nombreux pèlerinages que l'envoyer à l'école. le père ne pouvait que paraitre fade, austère, invisible, en comparaison. Cette marche lui permet de voir sa mère en vérité, avec cependant beaucoup amour, et de réhabiliter ce père qu'il trouvait si effacé, vouté, taiseux. de le comprendre. Notamment grâce à Madeleine qui a aimé en effet son père. Et de l'aimer ce père, à son tour.

« Maman était en proie soit à de profonds abattements, soit à de grandes exaltations. À côté d'elle, papa paraissait toujours craintif, inquiet, il parlait à peine, ou uniquement lorsque c'était nécessaire. Maman l'éclipsait. Je n'ai pas su voir qui il était ni réussi à le connaître. »

La stupéfiante clarté c'est aussi la compréhension enfin atteinte, à travers le souvenir de sa mère, du sacré, celle d'un dieu au-délà des religions établies, des normes et des rites à suivre. Sa mère juive, fascinée par les monastères chrétiens, par les icônes de Jésus, par la beauté des chants religieux, par la beauté des paysages, par la musique de Bach, atteignait Dieu par la beauté plus que par le rite consacré. En touchant au sublime, elle atteignait Dieu, même dans un endroit aussi profane qu'un lac.

Cette stupéfiante clarté est également cette façon qu'a Théo de comprendre la nature humaine. Alors que les juifs ont vécu l'abominable dans les camps de concentration, certains rescapés juifs réservent à l'ennemi et aux collabos le même châtiment. Ils répondent à l'abominable par l'abominable, et Théo est témoin impuissant de ce spectacle qui en dit long sur notre animalité, pour ne pas dire notre bestialité. J'admire Aharon Appelfeld d'avoir osé parler, dans son dernier livre, de cette loi du Talion, que l'on retrouve aujourd'hui au coeur du conflit israélo-palestinien.

« Les collabos qui avaient été battus étaient rassemblés sous un petit arbre, tous menottés, et, n'eussent été leurs visages salis, ils n'auraient pas semblé différents des autres rescapés ».

Ce chemin est également source de questions pour Théo, de nombreuses questions qui sont celles du tout peuple opprimé : comment témoigner de l'horreur des camps ? Devons-nous témoigner ? La parole est-elle possible ? Parler des douleurs de l'âme de manière aussi simpliste n'équivaut-il pas à une profanation ? Devons-nous rester ensemble, nous les compagnons d'infortune pour témoigner ou retrouver enfin notre solitude au risque de ne pouvoir faire passer le message ? Devons-nous sacrifier notre droit au bonheur pour le témoignage et donc ressasser notre douleur ?

Et enfin, clarté, stupéfiante, sur la compréhension suprême : celle de notre part incompréhensible… « Nous devons accepter l'incompréhensible comme une part de nous-même… L'incompréhensible est plus fort que nous. On doit l'accepter, comme on accepte sa propre mort. »

Alors qu'il ne sait pas s'il va retrouver sa maison intacte et ses parents vivants, «la lumière se déversait à l'intérieur de son corps comme dans un récipient vide», oui après les horreurs subies, Théo est autre, et il comprend désormais des choses qui lui étaient restées opaques ou indifférentes avant la guerre. Ses parents, la nature humaine sont désormais plus compréhensibles à ses yeux, telles des limpidités bleutées qui viendrait enfin le contenir et le remplir d'une dimension quasi christique.

Eduardo, toi qui m'a inspiré cette lecture, tu poses une question à la fin de ta belle chronique ; après lecture de ce livre je répondrais sans doute oui à ta question : cette stupéfiante clarté est certainement « cette découverte de ce qui est «l'immuable» par rapport à ce qui est «purement éphémère», et qui permet de se reconstruire une nouvelle vie après un catastrophe sans renier son passé ».
Merci à toi, cher ami, d'avoir mis ce livre sur mon chemin.
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