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Critique de wellibus2


Lire Pierre Senges, l'aimer puis se méfier. Ses livres peuvent rendre ridicule. Pas le lecteur – encore que l'érudition de Pierre Senges incite à la modestie - mais plutôt celui, mal inspiré, qui déciderait d'écrire à sa manière. Il y a chez Pierre Senges un style inimitable mêlant érudition savante, farce, ironie, latin de cuisine (s'il n'y en a pas, il pourrait y en avoir), latin diplomatique et anglais élisabéthain, énumération poétique et discours scientifique. Cette prodigalité de moyens, toujours justes, est mise au service d'histoires faites, le plus souvent, de bouts de détails. Il faut donc à tout prix garder cette vigilance de tous les instants, la même qu'il faut lorsqu'on lit Samuel Beckett, Julien Gracq ou Thomas Bernhard, ces écritures qui vous attrapent, ne vous lâchent pas pendant plusieurs jours, vous font faire des alexandrins à votre corps défendant, inverser l'ordre de vos phrases et votre pensée, vous modifient. Sauf à vouloir être ridicule.
On est encore frétillant du souvenir laissé par les tribulations d'Achab sur terre, pas encore complètement repu des pérégrinations, pourtant roboratives, de ce capitaine à la patte raide qui réussit le tour de force de laisser dans l'ombre une pâlotte, vieillissante et de plus en plus myope Moby Dick et on se disait qu'il faudrait patienter, laisser à Pierre Senges le temps de souffler, avant de pouvoir avoir entre les mains une autre de ces sommes dont il est capable. Et puis finalement, le livre que l'on a entre les mains, Cendres, édité par le Tripode, illustré par Sergio Aquindo (Jouets perdus de Romilio Roil, Mère machine, Harry and the helpless children), n'est pas une somme mais plutôt une de ces « fantaisies » vers lesquelles Pierre Senges nous fait parfois musarder (Environs et mesures ou Zoophiles contant fleurette) avec lui.

Dans Cendres, Pierre Senges et Sergio Aquindo tentent de répondre à la question de la signification d'un tableau de Bruegel exposé au Louvre, intitulé Les mendiants, représentant, pour ce que l'on peut en comprendre, des mendiants amputés aux rictus inquiétants, gambadant sur leurs moignons ou enveloppés dans de grandes robes noires. Sur le dos de leurs loques sont accrochées ce que l'on suppose être des queues de renards ! Ce que l'on voit du tableau est glaçant et ce que l'on peut imaginer pourrait plonger dans l'horreur la plus morbide. Pour ne pas se laisser aller à une angoisse trop intériorisée ou à l'inverse ne pas trop se réjouir de toute cette horreur, reviennent régulièrement dans le livre Échos de la fête des fous qui sont la description de ces fêtes mi-liturgiques, mi-païennes où, la durée d'un jour, l'ordre des choses, du monde supposé est inversé.

En partant du tableau de Bruegel, dont plusieurs explications différentes intitulées Versions de la toile, rythment le livre, Senges s'empare du portrait et de la quête, au départ individuelle, puis collective d'un certain nombre de déclassés aigris du XVème siècle ayant comme point commun d'avoir approché le sommet du pouvoir (divin ou terrestre) de très près, et d'en avoir été écarté. Et comme on est chez Senges, on n'est pas déclassé par empoisonnement, complot ourdi secrètement pendant des mois ou par une intervention divine mais on devient antipape, Sylvestre IV, à cause d'une bête erreur d'orthographe qui fait accéder à Rome un sombre idiot plutôt que le grandissime favori. On est Jacinta, engendrée par Henri V, l'aînée des jumeaux mise de côté et ne pouvant ainsi jouir des prérogatives attachées au droit d'aînesse qui reviennent ainsi au faux aîné. On est Philippe VII seul roi de France légitime qui « rassemble des états généraux dans sa cuisine, réveille des généalogistes pour prouver sa légitime prétention au trône ». etc. Ces exclus rancuniers vivent dans l'ombre des autres avec le souvenir de l'opulence et du pouvoir espérés et se retrouvent ensemble dans une longue et lente caravane qui traverse l'Europe du nord au sud, dans le froid, sous la pluie, parfois sans un sou, avec des couvertures trouées (« la lune se voyait à travers »), une mitre de papier, des habits d'apparats rafistolés, vieillis et qui tentent de convaincre les autres de leur bon droit, de renverser les usurpateurs.

« Sous la pluie toujours, au nom de la Légitimité et de la Justice bientôt rétablies, tout ce bel équipage dort, se ratatine, se fripe, célèbre la messe, mange froid, sent la fumée du feu qui ne veut jamais prendre, et par miracle trouve l'énergie pour recommencer le lendemain ».

On retrouve aussi chez Pierre Senges cet épuisement pongien du sujet, cette volonté de rentrer dans les interstices de ce que l'imagination a, à peine, pu ou osé imaginer pour construire, échafauder des syllogismes précis mais dont les majeurs et les mineurs seraient obscures. Un art de raconter des choses vraies à partir de détails farfelus ou, à l'inverse de raconter des choses farfelues à partir de détails véridiques. Une histoire amusée. Bref, on ne se lasse pas d'accompagner Pierre Senges.
Lien : http://remue.net
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