Le Crève-coeur

Le Crève-Coeur et le Nouveau Crève-Coeur crèvent au moins les yeux de leurs vers impeccables (et plus rarement leur prose, dont un court texte, « La rime en 1940 », qui démontre, si besoin était, une parfaite maîtrise du sujet). Et à l'aune de ces deux seuls recueils, on comprend pourquoi la chanson française s'est emparée des mots d'Aragon qui, ici, semblent réconcilier la poésie surréaliste avec ses soeurs aînées.
C'est un florilège de phrases dont on voudrait en écrire certaines sur un mur visible du monde entier :
« Quand il faudra fermer le livre / Ce sera sans regretter rien / J'ai vu tant de gens si mal vivre / Et tant de gens mourir si bien ».
Ces deux recueils s'étalant de la période de l'Occupation à l'immédiate après-guerre, on y trouve donc des vers sombres et désenchantés qui font dire au poète : « Homme il est pourri ton royaume », ou écrire une « Chanson pour oublier Dachau ».
C'est le temps de « Ces professeurs d'angoisse aux portes des maisons / Ces enfants de l'enfer ces buveurs de poison / Qui se frappent le coeur et piétinent la terre ».
Mais il y a aussi le mal intime, inévitable : le temps qui passe, car « Un beau soir l'avenir s'appelle le passé ». Désenchantement, disais-je…
Puis il y a la figure d'Elsa, indispensable tourment amoureux : « Mon coeur bat comme une porte / Quand elle sort un moment ». Dit autrement : « Au biseau des baisers / le temps passe trop vite ». Le temps, bis repetita !
Il y a aussi l'ami Neruda, auquel les derniers poèmes sont dédiés : « Homme libre venu d'un éden inventé / Tu prouvais l'avenir avec ta liberté ». Neruda dont on veut déjà clouer les ailes, chez lui, dans ces années 1940… « Je te revois Pablo, plus bleu que tes poèmes ».
Et pourtant, le poète rêve, c'est là son moindre défaut : « Je défais dans mes mains toutes les chevelures / le jour a les couleurs que lui donnent mes mains / Tout ce qu'enfle un soupir dans ma chambre est voilure / Et le rêve durable est mon regard demain ».
Enfin, « Voici venir les temps prédits de la bonté »…
Louis Aragon, tel son comparse surréaliste Paul Éluard, fait des vers qui volent, tombent, se blessent ou caressent, mais des vers de très haute voltige !