Quinze pour cent

Pour la vieille, ils avaient manqué de cartouches.

Pour la vieille ils avaient pris leurs poings et leurs pieds et la crosse de leur fusil. Peut-être que ça avait été un réconfort pour elle de savoir que son mari ne pouvait pas voir ça. L’inspecteur-chef Leroux regarda le cadavre du vieux monsieur par terre, les vêtements souillés, la moitié de la tête arrachée par les plombs de fusil, du sang partout. Probablement pas. Pour la vieille ils avaient pris leurs poings et leurs pieds et la crosse du fusil. Ça veut dire qu’ils n’étaient pas venus pour tuer, mais qu’ils avaient quand même apporté un .12 chargé.

Leroux balaya la cuisine du regard. Les vieux avaient été maintenus sur leur chaise pendant que les tueurs fouillaient. Deux hommes pas plus. Il imagina une fille dans le coin avec un trou dans ses jeans au-dessus du genou droit, un perfecto et de longs cheveux blonds sans éclat. Il imagina une fille et lui dessina deux visages, le premier paniqué et terrorisé, le deuxième curieux et pervers, mais non. Il la laissa s’effacer sur le tabouret comme une parole sans écho. Il se tourna vers le légiste qui s’activait au-dessus du corps de la vieille femme et de la bouillie immonde qu’était devenue sa figure. Il dit :

- Ils étaient deux.

- Pourquoi tu dis ça ?

- C’est le genre de folie qu’on fait à deux. Tout seul, t’as pas le courage. À trois ou quatre, tu te raisonnes.

C’était une réponse aussi bonne qu’une autre.

La mémoire s’attardait le plus souvent aux derniers jours, Dieu sait pourquoi, ils semblaient plus flous, plus difficiles à reconstruire que les souvenirs anciens qui revenaient en bloc. Peut-être parce qu’ils sont plus importants. On peut fonctionner assez bien sans se souvenir de s’être cogné l’orteil au pied du lit le 27 août 1977, mais la mémoire récente est importante. Mal de tête, pourquoi? Couché trop tard, hier, après être allé voir le lieu des meurtres.