Le grand public ne la suivrait pas. Ceux de l’Histadrout ou du parti communiste, peut-être. Et encore… Comme si ses pièces étaient conçues pour être rejetées. Non par désaccord, chez les Juifs le goût de la dispute se cultivait dès l’enfance, mais parce qu’elles portaient toujours ce même message : il faut faire confiance à votre pire ennemi. A un pays porté par un élan extraordinaire et qui réalisait un miracle par jour, elle demandait d’être équitable
Rachel resta silencieuse. Son père non plus n’aimait pas voir tous ces Moskubim venir en Palestine. « Nous étions bien, disait-il. Partout les Juifs sont mal aimés. En Russie, en Pologne, en Roumanie, on les massacre. Ici, nous vivons en paix. Tu as vu un Arabe lever la main sur un Juif en Palestine ? Moi, jamais. Mais si l’invasion continue nous deviendrons ennemis ».
Le succès du Juif sera l’élément à charge, son piège, la preuve de son désir de se hisser au-dessus des autres. Alors, à l’instant précis où dans le visage de l’autre s’esquissera ce sourire infâme, le Juif sentira le crachat lui souiller le visage et comprendra que la messe est dite. Qu’il sera méprisé à tout jamais.
es Turcs et les Anglais se disputaient la ville comme deux hommes se disputent une femme qu’aucun n’aime vraiment, mais que chacun est prêt à sacrifier pour en priver l’autre. La fiancée de Palestine était violée sous se yeux par des voyous de passage. Tôt ou tard, les Anglais n’allaient faire qu’une bouchée des Turcs…
Les Arabes devraient prendre pour exemple ces Juifs qui construisaient des villes et transformaient des marais salants en terres fertiles. Il ne pensait pas qu’aux Moskubim en disant cela, encore moins aux Juifs de Palestine comme les Alkabès. Il pensait aux Juifs qui habitaient Londres, Paris, ou New York. Ceux-là faisaient des Anglais ce qu’ils voulaient. Pourquoi n’admirerait-il pas les Juifs ? C’est parce qu’ils étaient admirables qu’il les craignait. C’était eux qui allaient chasser les Anglais :
- Et après ils voudront nous chasser, nous qui étions ici avant eux. Mais comme nous n’aurons plus rien à perdre, nous allons nous accrocher à ce lopin de terre.
- Et ? demanda Rachel.
- Et ce sera la guerre jusqu’à la fin des temps.
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Les traits de leurs visages disaient l’épuisement, mais il y avait dans leurs yeux une lumière, comme cela arrive quelquefois, lorsqu’au milieu de grandes duretés, un événement crée l’espérance.
- Vous savez, la nature a ses mystères. Cet arbre est un osmanthe. J'en ai planté cinq. Quatre d'entre eux fleurissent à la mi-août. Mais celui-ci ne veut pas faire comme tout le monde. Il a ses fleurs mi-juin. Chaque année. C'est comme ça... En plus, dans un cimetière, on se dit souvent que certains événements arrivent beaucoup trop vite, si vous voyez ce que je veux dire... Enfin les fleurs sont merveilleuses, leur senteur est d'une grande finesse, mais elles durent quinze jours à tout casser... vous avez de la chance.
Le regard vers le large, Rachel caressa le sable des deux mains, plusieurs fois, et sentit ses yeux se brouiller. Elle aimait follement cette terre.