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Critique de lglaviano


EXTRAITS CIBLÉS DE LA THÈSE DE MARTINE RENS SUR LA DIMENSION ÉTHIQUE DE L'OeUVRE NARRATIVE DE JOSÉ MARÍA ARGUEDAS
http://doc.rero.ch/record/3091/files/these_RensM.pdf/

EL SEXTO : l'enfer carcéral, 1961:

Nous allons aborder un roman qu'Arguedas a conçu à sa sortie de prison, c'est-à-dire en 1939, qui ne sera commencé qu'en 1957 et terminé en 1961. L'écart entre la décision et la réalisation de ce roman souligne la difficulté qu'a éprouvée l'auteur à se replonger dans l'espace infernal d'El Sexto. Il y fait explicitement allusion dans El Primer Encuentro de narradores peruanos:

"En síntesis no me gradué en la Universidad: cuando estaba estudiando el cuarto año,
uno de los buenos Dictadores que hemos tenido me mandó al Sexto, prisión que fue
tan buena como mi madrastra (risas) exactamente tan generosa como ella. Allí conocí
lo mejor del Perú y lo peor del Perú, salí y fui enviado como profesor al Colegio de
Sicuani".211

Le sujet, apparemment éloigné de celui des autres romans, ne dénote pas un changement de thématique, mais bien plutôt une concentration et un
approfondissement de cette dernière à partir de données plus spécifiquement politiques ce qui campe un autre constat de la société péruvienne, un constat idéologique cette fois.
Il s'agit d'un espace clos, l'enfer carcéral du Sexto, rappelant le cimetière de
Lima, un sujet dont on ne parle guère dans la capitale. de plus, les références politiques déclarées accusent une volonté d'éclaircissement et de lumière, dans le jeu de clair obscur que consitue la thématique de l'auteur. le roman tourne autour de trois grands thèmes:
1) La corruption, l'avilissement de l'homme et la quête de pureté.
2) La confrontation des deux grands partis politiques des années trente.
3) La lutte pour la libération intérieure et extérieure au Pérou.
Tout cela, comme le fait remarquer Gladys Marín, au moment où le
gouvernement persécutait les deux partis politiques en question:

"Es durante el gobierno del General Leguía cuando surgen los dos partidos: el
movimiento que luego se llamará Apra (Alianza Popular Revolucionaria Americana)
fundada por Víctor Raul Haya de la Torre y el Partido comunista estructurado por
José Carlos Mariátegui siguiendo las directivas de procedencia soviética. Ambos
grupos sufrieron una persistente persecución durante el gobierno del General Oscar R. Benavides que contaba, por otro lado, con el apoyo del ejército".212

Il nous faut expliquer les causes de l'incarcération de José María Arguedas. Selon
l'avis général, ses camarades et lui auraient plongé le général Camarrota, haut
dignitaire de l'entourage de Mussolini en mission au Pérou, dans la fontaine de la
Faculté de droit de l'Université. Déjà remarqué pour avoir pris part au Comité de
défense de la République espagnole, il fut alors emprisonné de novembre 1937 à
octobre 1938; la promiscuité avec les délinquants et autres prisonniers lui
offriront l'occasion d'écrire son roman, à partir de cette expérience, quelques
vingt-trois ans plus tard, tant le choc fut rude.
Ecoutons Arguedas se décrire lui-même au cours de cette épreuve qui ressurgit
dans toute sa prégnance:

"Yo también estuve preso unos trece meses, y escribí un relato de la prisión, al cual
me he olvidado de referirme. Es un buen relato. ¿Y saben ustedes por qué? Porque en
las prisiones estaba lo peor y lo mejor del Perú; estaban las gentes más depravadas, las
más castigadas por la maquinaria de opresión social, por la miseria y también por las
torturas de tipo policial; pero estaban también los líderes de los movimientos
políticos, las personas más puras que yo he conocido en este mundo; las
depravaciones sexuales más monstruosas; y los espíritus que creían de una manera
verdaderamente contagiosa (y contagiosa para siempre) que el hombre será capaz de
vencer todas las cosas que ahora lo hacen imperfecto".213

Encore un roman autobiographique qui relate une expérience d'adulte, une fois
encore "hors du cercle" des politisés. L'observation clinique, faisant partie de
l'analyse de la réalité telle que la pratique Arguedas, nous enferme dans trois
cercles dantesques de l'enfer carcéral, microcosme qui représente le macrocosme
du Pérou tout entier face à l'impérialisme américain. En filigrane, apparaît pour
la première fois la puissance omniprésente de l'Amérique du Nord. Ainsi El
Sexto paraît être un miroir fidèle des remous politiques du pays, mais à l'intérieur
d'un contexte plus vaste:

"Es el lugar donde convergen políticos, hombres adinerados de la costa, estudiantes,
trabajadores, obreros, ladrones y criminales comunes, vagos, pordioseros y locos;
hombres blancos, cholos, indios, negros, injertos, japoneses. Todas las clases sociales,
todos los grupos que forman la realidad peruana".214

Nous sommes dans l'enfer avec les trois strates de tension dantesque:
1) En bas, les déchets humains, bestialisés et rendus anonymes par la souffrance
institutionalisée donc, les vagabonds de toutes sortes.
2) Puis les criminels, les voleurs et prisonniers de droit commun, et leurs
confréries antagoniques, s'exploitation au maximum, et profitant de toute
faiblesse réciproque.
3) Enfin les prisonniers politiques du troisième étage, divisés en deux groupes,
les apristes et les communistes.
Gabriel, le narrateur, héros et témoin de l'horreur au quotidien ainsi que
Pacasmayo qui se suicidera de désespoir, sont les deux apolitiques du troisième
étage.
Avant d'aller plus loin, une fois encore, Arguedas procède à l'exploration de la
réalité à travers les pôles opposés faisant montre, jusque dans l'intensité la plus
exacte, d'une précision monstrueuse et délétère.
Si la contradiction est le statut de l'être, pour Arguedas comme pour Unamuno
une tension des extrêmes entre le "serse"/n'être que cela, et le "serlo todo"/être
tout à l'intérieur de la réalité, il y a adéquation entre la description interne,
éclatée du Sexto, et la subjectivité de Gabriel, tiraillée entre les deux partis
politiques antagoniques, telle qu'il la vit dans la plus célèbre prison de Lima.
Néanmoins la précision de la description de la vie carcérale, comme d'ailleurs
toute la thématique arguédienne, relève d'une expérience vécue jusque dans ses
extrêmes limites, ce qui signifie que l'écrivain et le penseur non seulement
souhaitent mais revendiquent l'expérience du vécu, comme le critère de vérité
par excellence, et désirent l'assumer jusqu'au bout. Nous verrons jusqu'où cette
revendication amènera l'écrivain. Pour l'instant, bornons-nous à souligner la
démarche poursuivie dans des chemins jusqu'alors inédits, ici avec El Sexto.
A travers l'immersion totale de l'être dans les bas-fonds de la prison, la
recherche et l'aspiration profonde de l'homme à trouver un sens à la vie, de même
que l'aptitude à découvrir une signification à l'expérience inhumaine, persistent
néanmoins. L'espérance arguédienne est une fois de plus au rendez-vous.
C'est ainsi que l'auteur scrute les derniers supports de la méchanceté et du mal,
qui mèneront quatre personnages au delà du possible. Il s'agit des quatre
individus incarnant l'exploitation maximale: "El Pianista, El Japonés, Clavel et
Libio Tasaico".
Signalons au passage la position de l'écrivain face au mal. Se trouve-t-elle, selon
la tradition chrétienne, au coeur de l'homme, ou au contraire, selon l'acception
marxiste, relève-t-elle exclusivement d'une situation sociale extérieure à l'être
humain? Il semblerait que, dans El Sexto, les racines du mal soient enfouies dans
les tréfonds mêmes de l'âme humaine: telle est la perspective offerte par
Arguedas, peut-être encore à son insu, à cette étape de sa création, c'est-à-dire
relativement tard dans sa vie.
Revenons aux noms attribués aux vagabonds, dont nous ne connaissons pas ou
peu l'histoire avant leur arrivée au Sexto une histoire qui leur a été attribuée après
coup. le "Pianista" et le "Japonés" ont souvent leurs noms accolés. Ce sont des
vagabonds; ils sont humiliés régulièrement par "el Puñalada", et ils finissent l'un
et l'autre par mourir. le "Pianista" aidé par Gabriel, meurt complètement nu; la
chemise, le pantalon, le chocolat qu'on lui avait offerts, tout a été dérobé durant
la nuit, et l'aide de Gabriel se révèle funeste. le lendemain matin, il est retrouvé
tué, dépouillé du plus strict nécessaire.
La réalité est encore pire pour le "Japonés", qui ne comprend même pas la langue
dans laquelle on lui parle. Il a perdu depuis longtemps l'intelligence, et en est
réduit à lutter pour survivre physiologiquement. Il finit par être malade, et n'avoir
plus la force de chercher sa nourriture, ce qui signifie inéluctablement la mort.
Personne ne viendra inverser l'ordre barbare et inhumain.
Les processus d'injustice, d'impuissance, de vol, de viol, de faim, d'immondices,
d'indigence, de maladie, de nudité et finalement de suicide et de mort, sont
décrits dans les moindres détails concrets et révoltants. le mal semble
inéluctable, à travers ses manifestations plurielles, à l'intérieur de la prison
liménienne.
Le troisième personnage, "el Clavel" pose le problème de l'homosexualité, que
"Maraví" puis "Puñalada" lui font endurer. le bordel, et ses conséquences :
syphilis et folie finale sont le lot commun, alors que deux noirs ordonnent la file
qui se forme devant la cellule de "Clavel".
Le dernier des quatre personnages considérés, Libio Tisaico, est le seul qui
survivra. Jeune Indien, originaire de Pampachiri, il parle en quechua et comme il
le déclare, "son âme lui fait mal" des actes qu'il a subis la nuit de son arrivée. La
vengeance du noir tuant Puñalada reste l'acte fondamental de résurrection grâce
auquel le jeune homme se sauvera:

"¡Hasta qué atrocidades llega el humano en la capital que dicen! ¿Quién tuerce así el
alma del humano? ¿Por qué ?, aunque a veces el mundo apesta, nace como flor,
mismo como flor nace el humano. Dios sí ha ido al monte".215

Et Libio retrouvera sa personnalité en se sachant vengé par Policarpo. Dans la
ligne de pensée d'Arguedas, l'extrême dénuement, ainsi que l'indigence, revêtent
une forme de pureté indéniable, ce que les quatre personnages évoqués ci-dessus
illustrent clairement:

"En el Japonés y el Pianista había de la santidad del cielo y de la madre tierra. El
Pianista oía la música de afuera, de la inventada por el hombre, de la arrancada del
espacio y de la superficie de la tierra. El hombre oye, hermano, a lo profundo. Ya no
están. Quedamos solos".216

Une fois encore, Arguedas va bien au delà du visible, au "plus profond" de l'âme,
de même qu'il plaidera pour la connaissance du pays jusque dans les tréfonds du
passé, pour en connaître la totalité, et par là-même toucher au coeur de l'homme,
où il reste une forme de solidarité, d'acceptation de l'autre de ce que l'on nomme
aussi, la dignité.
Cependant les personnages les plus représentatifs du Pérou, seront sans conteste,
Camac l'Indien, et Gabriel, le narrateur, protagoniste de l'action du roman. Ce
que ces deux personnages partagent, c'est un même idéal qui ne déshumanise pas
l'homme, qui ne lui enlève pas son visage, dans l'acception levinassienne. De
fait, ce sont deux Andins, participant de la même culture, de la même émotivité
intériorisée et profonde, qui leur fait voir l'autre versant de la réalité. Camac
cherche toujours dans l'idéologie communiste, l'humanité, celle-là même qui fait
dire à Gabriel conversant avec lui:

"El Perú es mucho más fuerte que el General y toda su banda de hacendados y
banqueros, es más fuerte que el Mister Gerente y todos los gringos. Te digo que es
más fuerte porque no han podido destruir el alma del pueblo al que los dos
pertenecemos. He sentido el odio, aunque a veces escondido, pero inmortal que
sienten por quienes los martirizan; y he visto a ese pueblo bailar sus antiguas danzas;
hablar en quechua que es todavía en algunas provincias tan rico como en el tiempo de
los incas".217

Cette longue tirade sur l'âme andine du Péruvien, est le noyau identitaire
commun à Gabriel et Camac, qui leur permet de résister à l'univers infernal qui
les cerne. Les allusions aux paysages andins sont un des recours à l'imaginaire
que les deux prisonniers partagent, et lorsque Gabriel parle à Camac, borgne,
pour qui la lumière du monde se concentre dans l'oeil sain, c'est cette réalité,
vécue au fond de leur coeur, et qu'ils ont décidé de faire chanter à travers
l'instrument de la guitarre, qu'ils recréent ensemble même si elle restera
symboliquement inachevée. Ce n'est pas l'idéal communiste qui fait l'objet de
leur discussion, mais bien plutôt un idéal de beauté, où l'aspiration éthique au
bien-être de l'homme sont constitutifs de la nation.
La scène de la mort de Camac illustre et synthétise sa vie; le récit qu'en fait
Gabriel est révélateur:

"Su rostro se fue adelgazando más. Seguía percibiéndose la diferencia entre sus dos
ojos, a pesar de que están cerrados. La nariz pálida hacía resaltar esa diferencia, la
inarmonía de las cuencas. Su cara rígida seguía inspirando poder y ternura. Sólo
entonces me acordé que su nombre significaba el que crea, el que ordena".218

Et lorsque Pedro, chef du parti communiste, vient voir Camac (ce qui signifie
celui "qui ordonne"), Gabriel lui parle avec franchise en répondant à ses
attaques:

"-Pedro le dije-. Usted no conoce la sierra. Es otro mundo. Entre las montañas
inmensas, junto a los ríos que corren entre abismos, el hombre se cría con más
hondura de sentimientos; en esto reside su fuerza... Yo no soy comunista -le dije-. A un país antiguo hay que auscultarlo. El hombre vale tanto por las máquinas que
inventa como por la memoria que tiene de lo antiguo. Camac no está muerto".219


A part Camac, el Mok'ontullo, Policarpo Herrera et Pacasmayo jouent un rôle
important dans El Sexto, malgré leur non appartenance à un parti politique,
comme le fait remarquer Gladys C. Marín:

"Las figuras de Camac, Mok'ontullo, Herrera y Pacasmayo reúnen aspectos distintos,
como distintas son sus procedencias, completando así el cuadro total del espacio
peruano".220

Ainsi la globalité du Pérou, du nord au sud, est représentée à travers les hôtes
involontaires de l'établissement pénal.
Une fois Puñalada tué par le noir, Gabriel ressent une fois encore le sentiment
d'abandon. Mais Gabriel a décidé de terminer la guitarre commencée avec
Camac et, lorsqu'il regarde Policarpo Herrera sortir du Sexto, il sait que le cancer
de la prison existera toujours:

"Don Policarpo iba al centro, casi majestuoso en su traje de campesino costeño. Sus
pasos decididos y su cuerpo eran especialmente iluminados por la luz y resaltados
desde lo profundo por toda la noche silenciosa, húmeda y densa, por el resplandor de
la ciudad".221

Cependant, le chancre du Sexto existe toujours!
Le destin du Pérou est devenu très tôt dans l'oeuvre de l'écrivain, la
préoccupation centrale de son écriture. Tenter de le cerner à travers une approche
éthique a été le moyen le plus élaboré, pour tenter d'offrir une réponse à la
problématique éclatée des minorités qui constituent la nation. La progression
dans le processus de rédemption passe nécessairement par une revendication du
patrimoine culturel andin, dont les valeurs gardent leur pertinence à l'intérieur du
contexte urbain de la capitale en quête d'une réconciliation des différentes strates
de la société. A travers le dialogue entre les deux principaux héros, Gabriel et
Camac, Arguedas campe la revendication éthique et spirituelle de l'âme du
peuple andin qui est manifestée comme invincible. Par ailleurs cette dernière,
participe de la transcendance dont le penseur se rapproche dans sa démarche de
réflexion sur le génie du peuple péruvien grâce à des éclairages différents qui
tentent tous de configurer l'étonnante richesse potentielle d'une société en pleine
évolution.

211 José María Arguedas: Primer Encuentro de narradores peruanos, p. 41.
212 Gladys C. Marín: Op.cit., p. 174.
213 José María Arguedas: "La narrativa en el Perú contemporáneo", p. 420.
214 Gladys C. Marín: Op. cit., p. 165.
215José María Arguedas: El Sexto, p. 214.
216Ibidem, p. 127.
217Ibidem, p. 115.
218Ibidem p.145.
219Ibidem, p. 148.
220Gladys C. Marín: Op., cit., p. 177.
221José María Arguedas: El Sexto, p. 224.


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