Expérience de pensée science-fictive du devenir machinique usant d'un détour résolument inhabituel, construction de rire et de glace pour sonder le coeur de nos pulsions de consommation toujours plus cool : le nouvel Éric Arlix mérite toute votre attention.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/05/16/note-de-lecture-
reel-eric-arlix/
À quelques jours de Noël, dans un gigantesque centre commercial de Shanghaï, dix-huit personnes, sublimes échantillons d'une humanité mondialisée dans la consommations tous azimuts, cherchent l'ultime cadeau idéal, s'extasient de nouvelles pâtisseries, promènent leur regard évaluateur sur leurs congénères, cherchent l'inspiration d'un roman, ressassent leurs impasses professionnelles, révisent in petto leurs catéchismes politiques, rivalisent de zèle pour être à nouveau employé du mois, imaginent un meurtre de masse, tentent de convaincre des amis d'investir à leurs côtés dans une résidence grecque de rêve, ou se vengent à leur manière de certaines manifestations outrecuidantes de sexisme ordinaire.
Pour savoir ce qui relie ces dix-huit sujets, dont la moindre action ou pensée, vitale ou futile, nous est livrée par un narrateur omniscient (qui n'est pas ici un simple artifice de point de vue narratif, on en découvrira l'explication le moment venu) et omniprésent dans sa méticulosité matérielle, à la deuxième partie, résumé bio-bibliographique orienté des progrès informatiques et robotiques des cinquante dernières années et de quelques-unes encore à venir, dans la réalité et dans la fiction, et à la troisième, où des groupes de survivants humains attendent la fin, il faudra se plonger avec angoisse et délectation dans les 150 pages de ce «
Réel », nouveau travail d'Éric Arlix, publié aux éditions associatives Jou (dont, sachons-le pour des questions illusoires d'objectivité de lecture, je fus un animateur par le passé) en mai 2022. Notez d'ailleurs au passage que vous pouvez en ce moment aider les éditions Jou à poursuivre leur belle trajectoire (ici).
Ce n'est évidemment pas l'apocalypse machinique sous-jacente puis surgissante (à ne surtout pas confondre avec les « Machines insurrectionnelles » de
Dominique Lestel, qui réfléchissent malgré leur titre provocateur aux élargissements logiques et possibles des différentes définitions du vivant en harmonie), thème encore omniprésent un peu partout, mais en voie d'érosion très accélérée (un siècle désormais après le tonitruant et pourtant si subtil « R.U.R. » de Karel Čapek) de sa capacité subversive sous les assauts neutralisants du divertissement spectaculaire marchand, qui fait la puissance de ce «
Réel ».
On connaît au moins depuis «
le guide du démocrate » (2010) – et plus encore sans doute depuis «
Golden hello » (2017) et « Terreur Saison 1 » (2018) – la singulière capacité d'Éric Arlix (en résonance avec celle de son compère occasionnel
Jean-Charles Massera) à faire intérioriser à l'écriture les moindres variations de la vulgate confortable et décérébrante du capitalisme tardif le plus cool (transformant ainsi avec une sauvage aisance certaines des plus fines analyses de
Jean Baudrillard en démonstrations par la mise en oeuvre langagière) : en inscrivant son devenir machinique inexorable au coeur consommant de nos désirs sans horizons, de nos facilités définitivement sans élans utopiques et de nos renoncements au collectif au profit d'individus-rois (fût-ce de royaumes ridicules en forme de nouvelle crème glacée), en soignant dans chaque phrase et chaque image le vide glaçant et pourtant tellement occupé de ses dix-huit personnages-déclencheurs emblématiques, comme en donnant à la dissolution finale de l'humanité une tonalité résolument et macabrement cool, il nous propose une spéculation déterminante, joueuse et sérieuse simultanément, bien entendu, à propos de ce qui cloche vraiment, et depuis un moment, dans la vision du monde actuellement dominante, même soumise à quelques timides résistances de-ci de-là. Expérience de pensée science-fictive conduite avec humour et détermination, «
Réel » mérite décidément toute votre attention.
Lien :
https://charybde2.wordpress...