Botticelli possède ce sens du grand, du majestueux, du plein, qui manque si souvent plus tard à d'amples entrepreneurs de boursouflures. On conçoit que, frappés de cette vertu du jeune peintre, jugé sur quelques esquisses, les Pisans l'aient, en 1474, appelé chez eux pour exécuter ou diriger d'importantes décorations. La question reste obscure de savoir les causes pourquoi Pise ne s'enorgueillit pas aujourd'hui d'images qui primeraient peut-être celles même de Gozzoli, aîné de Sandro de quelque vingt-quatre années.
Il est notoire qu'un grand maître l'a formé; il est admis qu'un autre a contribué ensuite à cette formation; enfin, il nous paraît visible qu'un troisième a exercé sur certaines de ses imaginations une sévère influence. Le premier est Filippo Lippi, né quarante-deux ans avant lui et qui pourra, sinon voir ses premières grandes oeuvres, du moins suivre encore ses progrès jusqu'à sa vingt-cinquième année. L'autre serait Antonio Pollajuolo, qui, n'étant son aîné que de quinze ans, nous semble un bien jeune maître pour un tel et aussi personnel élève, de qui la nature n'accuse avec la sienne aucun point de contact. Le troisième, enfin, pour nous, n'est autre que Donatello, le sculpteur des maigreurs sublimes, de qui les Saint-Jean-Baptiste hanteront le peintre jusqu'à le copier d'interprétation. Donatello est mort il y a deux ans, et ses créations, familières aux Florentins, faisant partie intégrante de leur vie quotidienne, ont toutes été, pour l'étudiant, depuis qu'il voit de ses yeux et sent de son coeur, autant de sujets de fécondes inquiétudes.
C'est pour cela qu'il est possible de le considérer comme le Florentin par excellence. Il n'a qu'à parcourir sa ville et ses entours depuis San Miniato jusqu'à Fiesole pour en personnifier la vie sentimentale, plastique, la mysticité inquiète, le paganisme nerveux et toujours remontant. Au sortir des ateliers sans faste (le faste est pour l'intérieur des temples et des palais) où il apprend son métier, ou de ceux où il acquiert bientôt la maîtrise de sa nature et de son art, il n'a qu'à la traverser, cette ville, pour trouver tout sous son oeil et sous sa main. Vous verrez qu'il est peu d'artistes moins nomades. Il n'éprouvera, hors d'une ou deux occasions déterminées, aucun besoin de quitter Florence.
Botticelli a vingt ans! Sa Florence est toujours et doit être longtemps encore le frémissant paradoxe de drame et de grâce, de vie agitée dans un décor austère. La ville la plus enfiévrée qui soit; on s'y assassine avec la même ferveur qu'on y prie. Et pourtant la vie la plus sereine et la plus raffinée aussi dans le silence des ateliers, d'où sortent les images précieuses, limpides, parfaites, que le peuple, jusqu'au portefaix et au gamin de la rue, acclamera et comprendra. Agitations politiques sans fin, conspirations infatigables, menaces ou entreprises de guerre, rien de cela n'influe sur les oeuvres, n'y laisse la moindre trace.
Tout de suite Botticelli se pose grand artiste et échappe à toute influence. Nous le trouvons lui-même dès la première oeuvre, c'est-à-dire en possession de cette élégance, de cette précision qui, par un don exceptionnel, paradoxal pour ainsi dire, se concilient avec l'élan et l'ardeur, alors que souvent chez d'autres elles les dessèchent ou les réfrigèrent. Même s'il est forcé de se plier à l'unisson, pour ses travaux de début, de certains de ses aînés, il s'en différenciera, et toutefois sans heurts.