Il y a un soubassement métaphysique chez le père Artaud qui me botte bien. J'en ai eu des frissons en lisant certains passages, tellement ils coïncident avec ce que je ressens (je commence à comprendre pourquoi les gens me trouvent bizarre, un peu comme lui, le génie en moins. Par contre, je n'ai jamais été persécutée par les Initiés, mais ça je ne le regrette pas, pauvre Antonin !)
Je recopie un passage où tout est dit : il en découle clairement que l'homme est un pantin, un "acteur" qui mime la vie sauvage, naturelle, impulsive, qui s'agite dans nos tréfonds et partout autour de nous. L'homme est le "double" des forces matérielles et pulsionnelles qui agitent l'univers, ces forces inexorables et irrépressibles malaxant le pauvre pantin désarticulé muni d'une conscience pour son plus grand malheur. Et cette conscience ressent la Cruauté, revers dans la sensibilité humaine de l'indifférence cosmique.
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Voici donc le passage en question :
En ce qui concerne "La Cruauté" :
"J'aurais dû spécifier l'emploi très particulier que je fais de ce mot, et dire que je l'emploie non dans un sens très épisodique, accessoire, par goût sadique et perversion d'esprit, par amour des sentiments à part et des attitudes malsaines, donc pas du tout dans un sens circonstanciel ; il ne s'agit pas du tout de la cruauté vice, de la cruauté bouillonnement d'appétits pervers et qui s'expriment par des gestes sanglants, des excroissances maladives sur une chair déjà contaminée : mais au contraire d'un sentiment détaché et pur, d'un véritable mouvement d'esprit, lequel serait calqué sur la vie même ; et dans cette idée que la vie, métaphysiquement parlant, et parce qu'elle admet l'étendue, l'épaisseur et l'alourdissement de la matière. Tout ceci aboutissant à la conscience et au tourment, et à la conscience dans le tourment. Et quelque aveugle rigueur qu'apportent avec elle toutes ces contingences, la vie ne peut manquer de s'exercer sinon elle ne serait pas la vie ; mais cette rigueur, et cette vie qui passe outre et s'exerce dans la torture et le piétinement de tout, ce sentiment implacable et pur, c'est cela qui est la cruauté.
J'ai donc dit "cruauté" comme j'aurais dit "vie" ou comme j'aurais dit "nécessité" parce que je veux indiquer surtout que pour moi le théâtre est acte et émanation perpétuelle, qu'il n'y a rien en lui de figé, que je l'assimile à un acte vrai, donc vivant, donc magique."
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Le plus beau livre qui parle du théâtre dans toute sa poésie, sa force et sa cruauté.
Toute la folie d'Artaud au service de la folie du théâtre qui est une folie contrôlée, un rêve de la réalité ou la réalité du rêve et une ouverture sur le théâtre Balinais, sur les cultures du monde.
Il est dommage que l'on ne cite pas suffisamment cette ouvrage pour le travail d'apprentissage du théâtre...
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Cet essai regroupe plusieurs textes d'Artaud centrés sur ses recherches et ses désirs autour d'un théâtre nouveau, un théâtre qui se débarrasserait de ses apories bourgeoises, qui abandonnerait ses traditions psychologiques et la souveraineté qu'il accorde au texte et à l'auteur. Nous sommes dans le contexte des années 1930, époque où le cinéma à les faveurs du public au détriment d'un théâtre apparaissant comme moribond.
Artaud souhaite revenir à un théâtre magique et liturgique (il fait souvent référence à un exorcisme, à une transe), un théâtre qui aurait pour but de faire vivre les âmes des spectateurs, un théâtre de vibrations et de résonnances.
Si cette conception est tout à fait juste, Artaud se perd souvent dans des élucubrations mystiques et kabbalistes qui n'ont aucun sens (pour moi, en tout cas) et nuisent à son propos.
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Jamais, quand c'est la vie elle-même qui s'en va, on n'a autant parlé de civilisation et de culture. Et il y a un étrange parallélisme entre cet effondrement généralisé de la vie qui est à la base de la démoralisation actuelle et le souci d'une culture qui n'a jamais coïncidé avec la vie, et qui est faite pour régenter la vie. Avant d'en revenir à la culture, je considère que le monde a faim, et qu'il ne se soucie pas de la culture ; et que c'est artificiellement que l'on veut ramener vers la culture des pensées qui ne sont tournées que vers la faim. Le plus urgent ne me paraît pas tant de défendre une culture dont l’existence n’a jamais sauvé un homme du souci de mieux vivre et d’avoir faim, que d’extraire de ce que l’on appelle la culture, des idées dont la force vivante est identique à celle de la faim.
(...) pour tout le monde un civilisé cultivé est un homme renseigné sur des systèmes, et qui pense en système, en formes, en signes, en représentations.
C'est un monstre chez qui s'est développée jusqu'à l'absurde cette faculté que nous avons de tirer des pensées de nos actes, au lieu d'identifier nos actes à nos pensées.
L'action du théâtre comme celle de la peste est bienfaisante, car poussant les hommes à se voir tels qu'ils sont, elle fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartufferie.”
Chacun de leurs mouvements trace une ligne dans l'espace, achève on ne sait quelle figure rigoureuse, à l'hermétisme très calculé et dans celle-ci un geste imprévu de la main met un point.
Et ces robes aux courbes plus hautes que la fesse et qui les tiennent comme suspendus en l'air, comme piqués sur les fonds du théâtre, et prolongent chacun de leurs sauts comme un vol.
Ces cris d'entrailles, ces yeux roulants, cette abstraction continue, ces bruits de branches, ces bruits de coupes et de roulements de bois, tout cela dans l'espace immense des sons répandus et que plusieurs sources dégorgent, tout cela concourt à faire se lever dans notre esprit, à cristalliser comme une conception nouvelle, et, j'oserai dire, concrète, de l'abstrait
(Le Théâtre balinais)
Le théâtre, comme la peste, est à l'image de ce carnage, de cette essentielle séparation. Il dénoue des conflits, il dégages des forces, il déclenche des possibilités, et si ces forces et possibilités sont noires, c'est la faute non pas de la peste ou du théâtre, mais de la vie.
Antonin ARTAUD – Témoignages (DOCUMENTAIRE with english subtitles, 1993)
Les deux parties du documentaire "La Véritable Histoire d'Artaud le Mômo", par Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, réalisées en 1993. Présences : Luciane Abiet, Jacqueline Adamov, André Berne-Joffroy, Annie Besnard-Faure, Gustav Bolin, Denise Colomb, Pierre Courtens, Alain Gheerbrant, Alfred Kern, Gervais Marchal, Domnine Milliex, Minouche Pastier, Henri Pichette, Marcel Piffret, Rolande Prevel, Marthe Robert, Jany Seiden de Ruy, Paule Thévenin et Henri Thomas.