Il vous faudra investir du temps et de la réflexion si vous ouvrez ce livre remarquable. En effet, vous prendrez du plaisir et de l'intérêt à le lire au moins deux fois : la première fois pour décrypter, la seconde pour vous étonner et apprécier cette curieuse prose, ce long cheminement, cette érudition aussi, qualités qui placent
Juan Asensio au rang des écrivains qualifiés parfois d'hermétiques, souvent critiqués et jalousés, car bien peu d'auteurs (et de lecteurs) peuvent prétendre à d'aussi profondes connaissances variées, servies par une écriture baroque, tourmentée, riche en métaphores, parfois ahurissante tant les descriptions prennent l'allure d'hypotyposes (images vives qui semblent prendre vie sous vos yeux). Bref, vous tremblez, hésitez et palpitez avec l'auteur, au gré de son entreprise.
De quoi s'agit-il ? de Judas, a priori. Si le lecteur lambda connaissait peu ou prou Judas, il découvrira pratiquement tous les exégètes et romanciers qui ont tenté de dresser un portrait et une reconstitution historique du traître ; or
Juan Asensio n'a pas économisé ses recherches ni ses critiques, en fournissant des explications et un éclairage nouveau fort pertinent. Mais le traître qui livra le Verbe, en dénonçant le fils de Dieu et de l'homme par sa parole délatrice, est le prétexte d'une longue réflexion sur l'exigence du véritable métier d'écrivain, sur le verbe, sur le mot qui est toujours mensonge en littérature, sur le langage qui trahit depuis toujours la Vérité intrinsèque et empêche d'atteindre l'Absolu. Cet absolu, c'est la réussite d'un chef-d'oeuvre, délivré du Dieu Argent et de toute cacophonie ou vanité personnelle, qui ne pourra aboutir qu'à la seule condition d'être trahi par celui qui s'exprime. Aussi le narrateur (qui apparaît protéiforme, en se glissant à la fois dans la peau de Judas et d'un "écrivain de la nuit") devra-t-il abandonner toute volonté d'être lui-même, au risque de se perdre, pour se dépouiller, se distinguer de tous les autres écrivains, qui le dénonceront probablement à leur tour, car eux n'ont pas trahi leur parole et ne peuvent donc point sauver la littérature décadente, menacée à tort ou à raison de mort certaine.
Judas pendu ou suicidé ? L'écrivain mettrait-il sa vie en danger, fixant comme Rimbaud des vertiges pour aller au-delà des mots et du langage ? Saura-t-il trahir sa parole, pour annoncer enfin "la bonne nouvelle", la bouche et le ventre gonflés de mensonges, fera-t-il le long voyage du bout de la Nuit - cette Nuit qu'il décrit de manière ineffable en lui dédiant une sorte d'hymne splendide (p. 117) - pour se retrouver dans le froid noir de la décomposition, sans amour et abandonné de tous ? le Christ sera-t-il à ses côtés pour l'aider à marcher et survivre ?
Un voyage initiatique, où l'auteur affronte le Bien comme le Mal pour sauver la Parole au péril de sa vie, où le croyant comme l'agnostique l'accompagnent et se reconnaissent parfois, au détour d'une phrase, un livre curieux dont on ressort, après lecture, plus grand et moins sot.
Juan Asensio étonne, intéresse, passionne.