Citations sur Henri Cartier-Bresson : L'Oeil du siècle (20)
Quand il repère un personnage dans la rue, le photographe procède comme un sculpteur inuit face à son bloc de pierre. Celui-ci tourne autour sans le toucher pendant des jours et c'est uniquement lorsqu'il sent qu'un ours blanc l'habite qu'il sculpte un ours blanc. Cartier Bresson n'agit pas autrement, sauf qu'il condense tout ce processus en quelques secondes avant de tirer. Il a comme nul autre l'intuition de la forme dans l'instant.
Le Leica sera son objet mythologique. Il ne s'en séparera plus, tant dehors que dans l'intimité. Dans la rue, à la maison, chez les gens, partout et tout le temps, sait-on jamais. Ce ne sont pas là des manières d'artiste mais de chasseur de primes. Toujours prêt à tirer, aux aguets, à l'affût. Mais cela n'exclut pas le sentiment. On a rarement vu une identification si réussie entre un homme et une machine, une osmose si heureuse entre une âme et une mécanique. Comme dans un couple d'amants, on pourrait dire qu'il était le reste d'elle, et elle le reste de lui. Ils semblent faits l'un pour l'autre. En prolongeant son regard de la manière la plus naturelle qui soit, l'appareil fait corps avec lui.
Qu'importe le médium technique par lequel l'homme transcrit ses émotions visuelles, seule compte la qualité du regard porté sur les êtres et les choses.
Peintre et dessinateur, Cartier-Bresson n'est qu'un parmi des milliers d'autres. Photographe, il est unique. Certaines de ses photos ont ceci de commun avec des oeuvres d'art qu'elles rendent visibles l'invisible. Elles font surgir de la réalité une vérité souterraine qui se dérobait naturellement à l'oeil nu. Ses photos, pas ses dessins.
Évadé. C'est la seule "médaille " à laquelle il tienne, partagée avec quelque trente mille autres captifs, non par orgueil mais par fierté, celle du prisonnier qui a promis quelque chose à ceux qu'il a laissés. Par fidélité à ses amis dénoncés, torturés, fusillés. Quand on aurait voulu en faire des animaux, ils étaient restés des personnes qui avaient pris leur destin en main. Grâce à eux, il sait ce que peut être la solidarité entre les hommes lorsqu'elle intervient dans un contexte de total désarroi. Il connaît désormais de l'intérieur l'insoupçonnable capacité de l'homme à s'adapter aux situations les plus inouïes. Avec eux, il a touché le fond, il a eu faim, il a couru sous les coups, il a éprouvé le froid la nuit, il a connu le fesse-à-fesse dans la fosse à merde, il a eu la révélation de l'absence d'humanité dans l'homme.
Photographe.
Quand il annonce son projet à son père, il veille à se faire accompagner de Max Ernst, de dix-sept ans son aîné, car ils ne seront pas trop de deux pour convaincre le chef de la famille. Celui-ci est à peine surpris par le choix excentrique de son fils. Cela dit, photographe, ce n'est pas un métier, tout juste une distraction, un hobby, comme ils disent. Un passe-temps, justement, c'est bien ainsi qu'il l'envisage... Henri plaide, s'explique, se justifie. Il renonce à la peinture pour la photographie car c'est la manière la plus appropriée de vivre intensément. Il n'a plus ni la patience ni la volonté de travailler interminablement d'après nature. Toute discipline méthodique le fait fuir. Question de caractère, de tempérament, de personnalité. S'il est toujours un visuel pur passionné par la composition, il n'en demeure pas moins un intuitif, et surtout un homme en mouvement. Il a besoin de bouger et d'aller voir. Or, seule la photographie peut catalyser toutes ces aspirations. Rien n'y fait. Son père est si peu fière de ce choix qu'il n'ose même pas le dire à ses amis. Qu'importe, ils l'apprendront toujours assez tôt.
Il prend ses premières photos avec un appareil qu'il s'est procuré avant son départ pour l'Afrique, un Krauss acheté d'occasion, le bouchon d'objectif faisant office d'obturateur. Peu de paysages, plutôt des vues de groupes au bord du fleuve, sur les quais ou au port. Des hommes en action. Les lignes des épais cordages et celles des fines découpes des embarcations révèlent déjà une préoccupation géométrique. Comme si déjà, inconsciemment et confusément, il possédait sa propre grammaire esthétique, son propre langage pictural et qu'il se conformait naturellement à une idée de la représentation du monde dont jamais il ne déviera.
De ceux qui ont l'âme voyageuse, ces exilés de l'intérieur qui ne rêvent que d'évasion, Henri Cartier-Bresson en est, instinctivement.
Il est dans les ruines d'Ouradour-sur-Glane, village martyr anéanti en juillet 1944 par les Allemands dans leur retraite, avec les rares survivants, photographiant leurs silhouettes dans les gravats comme autant de fantômes à la recherche de spectres;
Il accompagne la marche inexorable des Alliés dans l'Europe en ruines, en sa double qualité de documentariste et de photographe, et jamais l'un a l'exclusion de l'autre.
Cette fois, il ne commettra pas la même erreur que pendant la guerre d'Espagne.
Le voleur en lui s'annonce déjà, comme en tout photographe bien né. Car de quelque côté qu'on envisage le problème, la photo c'est le vol. Il faut prendre sans réfléchir, l'imprévu ne se représentera plus.