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Critique de Wolland


Quand on entre dans le salon d'un fan de Johnny, on sait tout de suite à qui on a affaire. Les posters, les modèles réduits de Harley, le cendrier Sylvie, le sous-verre Laura, la serviette Laetitia, le repose-couteau Jean-Claude Camus. le monsieur n'a pas besoin de vous faire un speech, salut, je suis un fan hardcore de Jean-Philippe, pour qu'on établisse un diagnostic. On sait qu'on peut venir avec un carton de bière sous les bras et du cambouis sous les yeux. Et on sait qu'il ne faudra pas prononcer les mots "Docteur Delajoux" entre le fromage et le dessert.



Avec Pierre Assouline, c'est pareil, on sait très vite où on met les pieds. Sur les patins d'abord, parce que je viens de cirer le parquet. Et ensuite, dans le boudoir, où on se fera servir un thé chinois ou un café turc en croquant un morceau de chocolat, avec le même air digne que si on participait à une réunion d'écrivains diplomates. Oui, c'est ça, plissez les yeux, ça vous donnera un air plus pénétré.

Passou tient un blog littéraire, pas mauvais. Un type qui m'a fait découvrir Kurt Vonnegut, ça vaut reconnaissance éternelle. Ce n'est pas moi qui l'appelle Passou, ce sont les gens qui commentent le blog. Des gens qui ont cette faculté, toujours fascinante, d'atteindre le point de Godwin à une vitesse qui rendrait depressif un accélérateur de particules. Et en ce moment, on en est au stade où on ne comprend plus rien aux commentaires si on ne les a pas lus dans leur intégralité depuis 2006. Se contenter du blog.

Chez Passou, il y a un petit air Bernard Rapp, vous vous souvenez, Bernard Rapp, Bernard Rapp, Bernard Rapp, l'Assiette Anglaise, l'émission qui passait le samedi à l'heure du déjeuner et qu'on regardait, ado, sans comprendre tout, mais dont on aimait bien l'ambiance, les fauteuils clubs, les boiseries, le petit doigt en l'air, mais toujours avec l'oeil qui pétille et le coin de la bouche en forme d'insolence. Chez Passou, c'est ça, une ambiance mi-old england, mi-années 30, de la frise aux murs et de la rosace au plafond. Un doigt de Kirsch ?

Il est comme ça, Passou, un vieux garçon désuet mais charmant, il a des goûts d'un autre siècle et quand on le lit, on oublie qu'on vit à la même époque que Cormac McCarthy, Edgar Hilsenrath et Régis Jauffret.

Regardez dans La cliente, un beau livre, l'enquête d'un homme qui pense avoir mis la main sur la vieille bique qui a dénoncé ses voisins juifs pendant l'Occupation. Il y a une scène assez forte dans un bus parisien. On est au milieu des années 90. Esclandre entre 2 hommes. Un troisième intervient : "Allons, Messieurs, entre français..." Very third republic, non ?

Nous voilà à l'hôtel Lutetia, en 1938, dans la peau du détective du palace. Les clients, le personnel, les histoires de vol, d'adultère, les petites manies des uns et des autres et surtout le lieu lui-même, pas comme les autres, un monde en soi. D'ailleurs, on ne dit pas "je dors ce soir au Lutetia", mais "je dors ce soir à Lutetia", comme pour une ville. Ah, que c'est élégant, que c'est raffiné ! On s'y bat en duel à l'épée devant le drapeau français. On y tient salon littéraire. On y admire la marqueterie et les imparfaits du subjonctifs. C'est beau, c'est cosy, c'est la fin des années 30. le printemps 1789. le paradis. Et Passou qui nous brode sa dentelle comme personne : "Que cela relevât d'un esprit sophiste, d'une morale élastique, voire d'une déontologie à géométrie variable, je n'en disconvenais pas. Mais j'attendais avec intérêt celui qui me jetterait la première pierre, puis une autre et une autre encore, qui me permettraient de construire une maison où les inviter au grand banquet des hypocrites. Car rien n'est suspect comme les donneurs de leçon." Osons le mot : c'est bath !

Parmi les clients, quelques excentriques et des personnages célèbres, des écrivains surtout. Passou ménage ses effets : on décrit d'abord, on portraiture au physique et au moral sur un long passage, et ensuite seulement, on révèle le nom. C'est beau comme une charade. Evocation réussie, émouvante, et trempée dans une légère tasse d'humour, de James Joyce.

"- Monsieur Joyce ? Monsieur James Joyce ?
- Eventuellement.
- Je voulais juste vous remercier.
- Ah... Pour mon oeuvre ?
- Non, je ne l'ai pas lue... Pour avoir sauvé notre ami Hermann Broch.

Inutile de dire que Juin 40 vient quelque peu plomber l'ambiance. le vert de gris jure un peu sur l'acajou. Encore que tous les goûts sont dans la nature. Passés les premiers moments de consternation, Il se trouve toujours des gens qui ne trouvent rien à redire aux claquages de talon allemands au pays de la charentaise. À Lutetia, c'est l'Abwehr qui s'installe. Services de contre-espionnage de la Wehrmacht. Ca pouvait être pire. Au moins, ce sont des militaires, pas les abrutis dégénérés de la SS ou de la Gestapo. La tendance y est plutôt antinazie. Beaucoup d'officiers prussiens, des types instruits, polyglottes, raffinés, parfois francophiles. Mais tout de même au service de la racaille nazie.
Forcément, la clientèle change : on troque M. Joyce contre Joanovici et Skolnikov, deux trafiquants juifs (oui), parvenus et richissimes. On troque le couple Saint-Exupéry contre Bonny et Laffont, les deux flics français ripoux qui se sont conduits ignoblement, magouillant, torturant, exécutant, allant jusqu'à porter l'uniforme allemand. On troque les exilés allemands contre Mohammed El Maadi, un algérien qui veut mettre ses prêches contre les colons au service de la cause hitlérienne. Comme ça, il y en a pour tout le monde. Pour la crapule, tous les râteliers ont la même odeur.

Et dans ce merdier, Edouard Kiefer, le flic de l'hôtel, ni résistant ni collabo, ni résigné ni engagé, écoeuré, désabusé, ni dedans ni à côté ni en dessous, mais au-dessus de tout ça, perché sur son poste d'observation comme sur le toit terrasse de l'hôtel où il aime parfois jouer de la trompe de chasse. le narrateur, notre guide, notre oeil. Au-dessus : le meilleur point de vue pour observer et décrire. Un malin, ce Passou.

Fin 44, l'hôtel est à nouveau réquisitionné, par le Gouvernement Provisoire, cette fois. On accueillera les prisonniers de guerre, les déportés politiques, les résistants, les déportés raciaux, les rescapés des camps. On dit "Rapatriés". L'administration a toujours été championne olympique de l'euphémisme. On met en place des mesures prophylactiques, désinfecter, épouiller, réalimenter. On explique au personnel, aux volontaires, comment s'adresser aux rescapés, on édite un petit manuel psychologique du déporté. On organise des interrogatoires pour détecter les faux rapatriés, les SS en fuite et les collabos traqués. Et puis, ils arrivent.

Le ton change. le récit s'accélère : il y a mille anecdotes et destins à raconter, des tragédies pour la plupart mais aussi des joies, peut-être quelques épisodes comiques. Ça ne sert à rien de les raconter, il faut lire cette troisième partie, elle est humaine. On pourrait dire "magnifique", "sublime", mais qu'est-ce que ça veut dire ? Comment on écrit et comment on lit, c'est ça qui nous intéresse, tout le reste ne nous regarde pas.

Quand je dis que le récit s'accélère, je veux dire que Passou s'attarde moins, qu'il a baissé le petit doigt et reposé sa tasse de Darjeeling. Que les phrases perdent de leur ampleur, que les adjectifs ne sont plus là pour faire beau dans le décor, que celui qui regarde est bouffé par ce qu'il a devant les yeux. Illusion, cape noire, habit de magicien, littérature. On vient de changer de livre sans s'en apercevoir, on vient aussi de changer de monde.
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