La littérature turque est largement sous-estimée. Hormis
Orhan Pamuk et
Elif Shafak, le lecteur moyen pourra difficilement nommer un nom connu. Par exemple, c'est un secret bien gardé qu'un certain nombre d'écrivains turcs des années 1970 étaient absolument en phase avec les expérimentations modernistes qui caractérisaient la littérature d'Europe occidentale. Il y a quelques années, j'ai été très séduit par « La vie en morceaux » (original « utunamayanlar ») d'
Oguz Atay (1934-1977), qui porte à juste titre le titre de Joyce turque. Ce livre, Hotel de la Mère Patrie (original « Anayurt Oteli ») de
Yusuf Atilgan (1921-1989) semble davantage inspiré d'
Albert Camus, notamment son roman «
L'étranger ». L'aliénation au sein de l'existence moderne, et à quel déraillement cela peut conduire, est donc le thème central.
Nous suivons un Ahmed Zebercet qui tient un hôtel dans l'ouest de la Turquie pour le compte d'un oncle. Atilgan décrit dans un style très sec les actions presque mécaniques que Zebercet accomplit : enregistrer les invités, faire visiter les chambres, recevoir de l'argent, enregistrer tout proprement, etc. Il semble que tout est normale, même s'il observe de très près le comportement de ses invités, et même si ses fantasmes sexuels (y compris violer des femmes pendant leur sommeil) donnent certainement matière à caution. Zebercet est particulièrement intrigué par une femme qui "est venue d'Ankara par le train lent". Cette femme devient une véritable obsession et petit à petit des "dysfonctionnements" apparaissent dans le quotidien de Zebercet. Comme dit, ça déraille, mais je ne vais pas révéler la ligne de frappe.
L'essentiel de ce roman est en fait assez conventionnel, avec un narrateur omniscient décrivant chronologiquement ce que fait Zebercet et ce qui se passe en lui. Ce n'est qu'au début et à la fin qu'Atilgan tente un expériment stylistique avec peu de ponctuation et des phrases confuses, pas tout à fait réussie, je pense. En termes de contenu, cependant, il cadre bien avec Camus et ce qu'apporte son collègue Atay. Il semble que le titre et surtout ‘Mère Patrie' est une référence au carcan que la Turquie s'est imposée dans les années 1970 : avec un nationalisme artificiel, une obsession compulsive pour la laïcité de la république kémaliste, et une bonne dose de paternalisme. Un tel carcan ne laisse aucune place à l'individualité et conduit inévitablement à l'aliénation, c'est le message qu'Atilgan veut nous faire passer. A mon avis certes intéressant, mais pas tout à fait réussi en tant que roman.