Pourtant, je m’en souviens maintenant. Ce qu’elles contenaient était une promesse. Elles parlaient de transformations ; elles suggéraient une série infinie de possibilités qui se déployaient comme des reflets renvoyés par deux miroirs placés face à face, et se prolongeaient, un double après l’autre, jusqu’au point de fuite. Elles suggéraient une aventure après l’autre, une garde-robe après l’autre, une amélioration après l’autre, un homme après l’autre. Elles suggéraient le rajeunissement, la souffrance vaincue et transcendée, l’amour éternel. La véritable promesse qu’elles contenaient c’était l’immortalité.
Les toilettes ont quelque chose de rassurant. Les fonctions corporelles au moins restent démocratiques. Tout le monde chie, comme dirait Moira.
Le gardien la passe à la peau de chamois, amoureusement. Cela au moins n’a pas changé, la manière dont les hommes caressent les belles voitures.
Rien ne change instantanément. Dans une baignoire qui se réchaufferait progressivement, on mourrait bouilli avant de s’en rendre compte.
Serena Joy serre mes mains comme si c'était elle, et non pas moi, qui se faisait baiser, comme si elle trouvait la chose agréable, ou douloureuse, et le Commandant baise, à un rythme régulier de pas cadencé, une, deux, sans relâche, comme un robinet qui goutte. Il est absorbé, comme un homme qui fredonne sous la douche sans se rendre compte qu'il fredonne ; comme un homme qui a d'autres choses en tête. C'est comme s'il était ailleurs, à attendre de jouir, tout en tambourinant des doigts sur une table. Il y a une impatience dans sa cadence, à présent. Mais n'est-ce pas le rêve érotique de tout homme ? deux femmes à la fois? C'est ce que l'on disait. Excitant, disait-on. Ce qui se passe dans cette chambre sous le baldaquin argenté de Serena n'a rien d'excitant. Cela n'a aucun rapport avec la passion, ni l'amour, ni le romantisme, ni avec aucune des autres idées qui nous servaient à nous émoustiller. Cela n'a rien à voir avec le désir sexuel, du moins pour moi, et certainement pas pour Serena. Le désir et l'orgasme ne sont plus considérés nécessaires; ils ne seraient qu'un symptôme de frivolité, comme des jarretelles tape-à-l'œil, ou des grains de beauté : distractions superflues pour des écervelés. Démodées. Cela paraît étrange que les femmes aient jadis consacré tant de temps et d'énergie à s'informer de ces choses, à y penser, à s'en inquiéter, à écrire à leur propos. Il est tellement évident que ce sont des divertissements. Ceci n'est pas divertissant, même pour le Commandant.
Il s'agit d'une affaire sérieuse. Le Commandant, lui aussi, fait son devoir. Si j'entrouvrais les yeux, je pourrais le voir, son visage pas déplaisant suspendu au-dessus de mon torse, avec peut-être quelques mèches de ses cheveux d'argent lui tombant sur le front, absorbé par son voyage intérieur, ce lieu vers lequel il se hâte, et qui recule comme en rêve aussi vite qu'il s'en approche.
Je verrais ses yeux ouverts. S'il était plus beau, est-ce que je prendrais davantage de plaisir à ceci ?
Au moins il représente un progrès par rapport au précédent, qui sentait le vestiaire d'église par temps de pluie ; l'odeur de votre bouche quand le dentiste commence à vous curer les dents; l'odeur d'une narine. Le Commandant, lui, sent l'antimite, ou cette odeur est-elle une forme vindicative de lotion d'après-rasage ? Pourquoi doit-il porter ce stupide uniforme ? Mais est-ce que son corps blanc, hirsute, cru, me plairait davantage ? Il nous est interdit de nous embrasser. Cela rend la chose supportable.
On prend de la distance. On décrit. Il jouit enfin, avec un grognement étouffé comme de soulagement. Serena Joy, qui retenait son souffle, le laisse s'exhaler. Le Commandant, qui était arc-bouté sur les coudes, à distance de nos corps combinés, ne se permet pas de plonger en nous. Il se repose un instant, se retire, se rétracte, se rebraguette. Il fait un signe de tête, puis se détourne et quitte la pièce, en fermant la porte derrière lui avec un soin exagéré, comme si nous étions toutes deux sa mère souffrante. Il y a là quelque chose d'hilarant, mais je n'ose pas rire. Serena Joy me lâche les mains. «Vous pouvez vous lever, dit-elle. Levez-vous et partez. » Elle est censée me laisser me reposer, dix minutes, les pieds sur un coussin pour augmenter les chances. Elle est supposée consacrer ce moment à une méditation silencieuse, mais elle n'est pas d'humeur à cela. Il y a de la haine dans sa voix, comme si le contact de ma chair l'écœurait et la contaminait. Je me démêle de son corps, me lève; le jus du Commandant me coule le long des jambes. Avant de me détourner, je la vois lisser sa jupe bleue, serrer les jambes; elle reste étendue sur le lit à contempler le baldaquin au-dessus d'elle, raide et droite comme une statue.
Pour laquelle des deux est-ce pire, elle, ou moi ?
Bernardine Evaristo nous parle de « Manifesto ».
Ne jamais abandonner: telle est la devise que n'a cessé de suivre Bernardine Evaristo tout au long de son extraordinaire trajectoire. Née d'un ouvrier nigérian et d'une institutrice anglaise, l'autrice de Fille, femme, autre – qui lui a valu le Booker Prize en 2019 aux côtés de Margaret Atwood – raconte ici son enfance dans la banlieue londonienne des année 1960, ses épreuves, le racisme, les injustices, mais aussi la foi inextinguible et joyeuse qui l'a guidée dans ses nombreuses aventures.
Autoportrait de l'artiste en femme rebelle, passionnée et touche-à-tout, Manifesto nous entraîne dans les coulisses d'une vie trépidante, faite de voyages, d'amours, de poésie, de théâtre et d'engagements. Ce texte intime jette un regard neuf sur quelques-unes des questions essentielles de notre époque – le féminisme, la sexualité, le militantisme, le communautarisme.
Avec panache, humour et générosité, Bernardine Evaristo nous invite, chacune et chacun, à devenir ce que nous sommes, envers et contre toutes les formes d'oppression.
Traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Françoise Adelstain
Actuellement en librairie
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