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Frank Lestringant (Éditeur scientifique)
EAN : 9782070737246
568 pages
Gallimard (03/01/1995)
3.65/5   102 notes
Résumé :
« Ceci est un livre qui brûle. L'avertissement est clairement formulé : voici, nous dit l'avis "aux lecteurs", le larcin de Prométhée, le héros tragique qui, un jour, vola le feu aux dieux et le révéla aux hommes. Ce livre est un feu qui couvait, tant qu'il était caché, et qui, maintenant qu'il est découvert, volé à son auteur et répandu à travers le monde, s'embrase à la lecture. Dans une gravure protestante du temps des guerres de Religion, on voit Calvin, Luther ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (18) Voir plus Ajouter une critique
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Après un exposé du dessein de l'auteur, trois tableaux allégoriques se succèdent dans le premier livre (Misères), qui évoquent l'état désastreux de la France en proie aux guerres civiles. L'auteur fait comparaître les responsables de ces crimes : Catherine de Médicis et le cardinal de Lorraine. Dans le livre deux est dénoncée la tyrannie des rois dénaturés, stigmatisée la conduite scandaleuse de la reine et de ses trois fils Charles IX, Henri III et François d'Alençon. Dieu se rend sur terre et découvre le Palais de justice de Paris et ses monstres grotesques, dans le troisième livre (La Chambre Dorée) : Orgueil, Avarice, Haine, Trahison, puis l'horreur de l'Inquisition espagnole. Les deux livres suivants (Feux et Fers), énumèrent les martyrs de la « vraie foi » et la série des massacres perpétrés par les catholiques. le livret six (Vengeances) procède au recensement des interventions de Dieu dans l'histoire humaine, de la malédiction de Caïn aux temps les plus récents. le livre huit (Jugement) constitue le dénouement de la lutte entre justes et réprouvés. Après une démonstration de la résurrection des corps, sont évoquées la séparation des élus et des damnés et l'instauration du règne de Dieu.

Les nombreuses allégories marquent sans doute l'influence des mystères et des moralités. le recueil est très marqué par la foi protestante, surtout par des thèmes comme l'apocalypse, la prédestination le jugement dernier. Agrippa d'Aubigné fait sans cesse appel à l'affect et cherche constamment à émouvoir avant tout. le livre semble très transversal : il s'agit de poésie mais on peut noter également le caractère épique de l'entreprise parfois presque hugolienne. Enfin, il y a, comme le titre l'indique, le côté tragique : la grande tragédie du siècle, mais aussi autobiographique, car l'auteur s'implique souvent. À noter également omniprésence de la barbarie : tout n'est que spectacle grandiose de morts, de feux et de fers, ce qui peut rappeler bien des représentations artistiques.

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"Les Tragiques" d'Agrippa d'Aubigné est un vaste poème composé de sept livres dont le dernier raconte le jugement dernier. le style est celui de la littérature baroque, dense, foisonnant et complexe. Les références bibliques côtoient les auteurs anciens en une culture qui n'était pas encore classique. Mais Agrippa d'Aubigné, avant d'être un homme de lettre, fut d'abord un homme de guerre intransigeant qui défendit la cause des protestants. Dans "Les tragiques" il narre les horreurs d'une guerre civile qui déchira la France, de même qu'il s'attaque non sans véhémence à ses ennemis catholiques. La lecture de ce poème n'est certes pas toujours aisée. Celui-ci surprend cependant par sa force et son ampleur, son style imagé aussi sombre que lumineux.
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Même si l'essentiel de l'oeuvre semble avoir été écrit à la fin du XVIe siècle, la première édition des Tragiques date de 1616. Passé relativement inaperçu lors de la parution, quasi oublié pendant deux siècles, c'est les Romantiques, qui au XIXe siècle vont lui conférer son statut de grande oeuvre mythique, même si je le crains, relativement peu lue.

Il faut dire qu'il s'agit d'un (très) long poème, qui parle de guerres de religion, d'une manière à la fois brutale, mettant en évidence les atrocités commises par les catholiques, et allégorique, métaphorique. Des clés de lecture, historiques et bibliques, entre autres, sont indispensables pour essayer d'entrer dans l'ouvrage, d'une manière autre que superficielle. Cela a de quoi décourager les éventuels lecteurs.

Le livre est donc paru en 1616, bien après les événements qu'il évoque, et signé d'un simple sigle L.B.D.D. (« Le Bouc du Désert »), montrant l'éloignement de l'auteur du monde tel qu'il était devenu. Il ne tardera d'ailleurs pas de se réfugier à Genève, la vie en France devenant dangereuse pour le calviniste ardent et combattant qu'il était plus que jamais.

Les Tragiques se composent de sept livres, formant un ensemble ordonné et progressif. le premier, Misères évoque les souffrances du peuples, alors que le suivant Princes met en cause les Rois et princes en dénonçant leurs turpitudes, qui sont à l'origine des misères, avec l'iniquité des juges, au service des puissants, dénoncée dans le livre troisième, La chambre dorée. Les deux livres suivants Les feux et Les fers dénoncent les persécutions et les horreurs de la guerre perpétrées sur les protestants. Les deux derniers livres, Vengeances et Jugement annoncent le sort qui attend les persécuteurs et meurtriers, qui punis à la fois sur la terre, mais surtout au Ciel, définitivement condamné par Dieu, qui attend son heure.

Il ne s'agit toutefois pas d'un traité mais réellement de poésie, même si l'auteur joue sur différents registres. Il y a dans certaines partie un aspect de prophète biblique qui annonce la punition des mauvais princes et de leurs conseillers félons, il y a un côté satire, ironie cinglante pour stigmatiser les vices des puissants. Il y a un aspect théâtrale, il s'agit de montrer les horreurs sans surtout rien dissimuler, pour faire toucher du doigt ce qui s'est produit, en dramatisant au besoin. Ce qui a fait dire à certains que l'oeuvre relève plus du théâtre que de l'épopée. Il y a à mon sens un aspect pictural très prononcé, les descriptions donnent à voir, dans une forme d'excès très coloré. Tout cela fait que l'on a souvent attribué l'épithète de baroque à l'ouvrage. A mon sens, c'est plutôt militant, engagé, Agrippa d'Aubigné s'implique dans ce qu'il écrit avec ses tripes, plus qu'il ne produit d'images excessives pour des raisons esthétiques. Cela détonne un peu avec le dépouillement que l'on attribue souvent à la religion réformée, mais l'auteur est quelqu'un qui n'est pas forcément facile de faire entrer dans une case unique.

Tel quel, c'est un monument érigé à la gloire des victimes des atrocités des persécutions religieuses et des guerres civiles, et dans le contexte actuel, il garde malheureusement toute son actualité, dans la dénonciation des folies des hommes, et de tout ce qu'ils sont capables d'infliger à leurs semblables pour des raisons qui vues d'une certaine distance peuvent paraître parfaitement absurdes.
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Agrippa d'Aubigné a écrit Les Tragiques, débutés en 1577 et publiés seulement en 1616, dans un contexte politico-religieux très particulier, celui de guerres de religion qui ont divisé la France. Pour le protestant, il s'agissait de répondre aux Discours des Misères de ce temps du catholique Ronsard, commencés en 1562 et actualisés jusqu'à la dernière édition du vivant de l'auteur en 1584. Agrippa d'Aubigné connaît les guerres civiles dès l'enfance : il a à peine sept ou huit ans quand, après le massacre d'Amboise en 1560, son père lui fait jurer de venger les protestants exécutés après l'échec de la conjuration.

Agrippa d'Aubigné a d'abord combattu physiquement, les armes à la main, lors de la troisième guerre de religion ; compagnon d'Henri de Navarre (futur Henri IV), c'est plus en tant que capitaine qu'en tant que poète qu'il est connu de ses contemporains.
Les Tragiques n'ont eu aucun succès lors de leur parution ; ce long poème sera réhabilité par Sainte-Beuve et le romantisme.
Il a miraculeusement échappé au massacre de la Saint-Barthélémy en 1572 car il avait dû fuir intempestivement Paris, à cause d'une bagarre avec un sergent du gué. Plus tard, il est grièvement blessé dans une embuscade ; c'est pendant sa convalescence, à Talcy, qu'apparaît son désir de consacrer sa vie à l'écriture de la cause divine à travers une vision prophétique qui deviendra Les Tragiques, mais désir qu'il concrétisera seulement cinq ans plus tard. En effet, remis de ses blessures, il devient en 1573 l'écuyer d'Henri de Navarre, prisonnier à Paris, et participe à la vie de cour avec ses bals et ses mascarades ; en 1576, il participe à l'évasion du prince. L'écriture devient véritablement le prolongement de son épée lorsqu'il est gravement blessé et manque de mourir à la bataille de Casteljaloux en 1577.
En 1593, après l'abjuration d'Henri IV, Agrippa d'Aubigné, très déçu, se retire dans ses terres vendéennes et dépose les armes pour continuer le combat par la plume. Surnommé « le Bouc du Désert », par ses coreligionnaires, il devient le plus intransigeant des « Fermes » à l'intérieur du parti protestant, face aux tentatives de conciliation des « Prudents ». Les clauses de l'édit de Nantes lui paraissent insuffisantes car elles ne font que tolérer la religion réformée ; les conversions des protestants qui espèrent une nouvelle charge à la cour le mettent en colère (Cf. le pamphlet à ce sujet, La Confession du Sieur de Sancy).
En publiant Les Tragiques, en 1616, puis dans une deuxième édition en 1627, Agrippa d'Aubigné voulait inciter ses contemporains à reprendre les armes, ce qu'il fait lui-même sous Louis XIII, avant de se réfugier à Genève.

Ces considérations historiques posées pour resituer ce magnifique texte, je voudrais insister sur le sentiment d'investiture poétique qui a motivé l'auteur, ce dernier voyant dans sa vie sauvée à deux reprises une intervention divine. Les Tragiques sont divisés en sept livres qui forment un tout comme Agrippa d'Aubigné lui-même le dit dans sa préface adressée « Aux lecteurs » : « la matière de l'oeuvre a pour sept livres sept titres séparés, qui toutefois ont quelque convenance, comme des effets aux causes ». C'est un véritable canevas apocalyptique, le chiffre sept rappelant les sept trompettes, les sept cavaliers, les sept sceaux…
Le premier livre, « Misères », célèbre la patrie déchirée et agonisante du fait des guerres civiles ; les lecteurs de ma génération se souviennent d'avoir appris par coeur le passage qui commence ainsi : « Je veux peindre la France une mère affligée... ». Cette allégorie est un tableau saisissant, violent, réaliste et charnel : deux bébés jumeaux se disputent les seins maternels, illustration des partis catholique et protestant qui s'entredéchirent et détruisent la France.
Les deux livres suivants, « Princes » et « la Chambre dorée », dénoncent les vices de la cour des derniers Valois ; au moment de leur composition avait notamment lieu le fameux scandale de la faveur des mignons du roi et Agrippa d'Aubigné était en disgrâce vis à vis d'Henri de Navarre. Dans le livre deux, les débauches et l'injustice sont les cibles privilégiées de la satire féroce et des invectives de l'auteur qui met l'accent sur les rois et leurs vices, sur Catherine de Médicis et ses fils (Charles IX et Henri III), sur les courtisans et leurs mensonges hypocrites. le livre trois stigmatise l'iniquité des juges à travers les pleurs de la justice et de la paix personnifiées, un cortège symbolique, une vision monstrueuse de juges se repaissant des dépouilles de leurs victimes et un appel à la vengeance divine ; la chambre dorée est le nom donné au palais de justice du Parlement de Paris.
Le quatrième livre, « Feux », est un long défilé monotone de martyrs protestants, hommes, femmes et enfants, torturés et brulés vifs, mais dignes et stoïques dans leurs souffrances. Ce livre matérialise le milieu des Tragiques, comme un brasier central, et amorce une importante graduation dans la colère divine.
Dans le livre cinq, « Les Fers », Satan propose de tenter les catholiques et les protestants et Dieu relève le défi, faisant de ce livre le noeud thématique de l'oeuvre. Après les combats et les massacres, survient un déluge mythique ; les anges recueillent le sang des martyrs et l'océan emporte leurs restes.
« Vengeances », le sixième livre, commence par une confession de l'auteur, rempli d'humilité, qui avoue « un printemps de péchés », rappelant sa vie de cour ; puis il évoque les vengeances divines quand le mal atteint son point culminant.
Le septième livre, « Jugement » commence par une longue méditation philosophique, une forme de recueillement à partir de visions animistes sur la résurrection des morts revisitée à l'échelle de la nature toute entière. Puis, viennent le jugement dernier, tel que représenté dans les lieux de culte, et le cataclysme final où la mort devient délivrance. Les Tragiques se terminent dans une contemplation mystique, une extase fusionnelle entre Dieu et les Élus :
« Tout meurt, l'âme s'enfuit, et reprenant son lieu
Extatique se pâme au giron de son Dieu. »

Je suis personnellement touchée par Agrippa d'Aubigné, poète et soldat, à l'écriture pleine de mysticisme et de démesure, une écriture engagée, sensible mais aussi une écriture épique. Sur le plan strictement religieux, il met en scène un Dieu vivant, humain, concerné par le sort des hommes ; les épisodes bibliques, comme le déluge, la résurrection, le jugement dernier ou l'enfer, sont décrits de manière très visuelle.
Agrippa d'Aubigné se démarque par un recours à la force de l'image, paradoxal pour un protestant car le calvinisme strict voit dans la figuration par l'image un risque de séduction et de perversion ; le poète veut montrer les faits, convaincre ses lecteurs en provoquant chez eux une émotion au sens tragique (horreur et pitié) comme il le dit lui-même dans L'Epître aux Lecteurs : « nous sommes ennuyés de livres qui enseignent, donnez-nous en pour émouvoir ». Il s'agit bien de mettre en scène la tragédie qui est en train de se dérouler dans une France déchirée par les guerres de religion.
Certes, l'oeuvre est longue, certains passages un peu lassants mais il y a une puissance, une fulgurance dans le ton et une force dans les images véhiculées qui ne peuvent pas laisser indifférents même si c'est une lecture difficile pour le lecteur d'aujourd'hui.
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D'Aubigné se convertit à la poésie engagée pendant les Guerres de Religion, qui opposèrent catholiques et protestants (et non, comme je l'ai lu, "chrétiens et protestants"). Il se sentit vaincu à la fin du conflit, quand il lui apparut que le chef du parti réformé, Henri de Bourbon, allait devenir Henri IV, roi catholique. Aussi alla-t-il vivre à Genève, parmi ses coreligionnaires, où il publia le grand poème des Tragiques peu après l'assassinat d'Henri IV.

Le livre se lit en continu, et non comme un recueil de poèmes mis à la suite un peu par hasard. Chaque chant, comme dans une épopée, est un discours poétique cohérent, avec sa logique, sa rhétorique et son propos. le lecteur qui se lancera dans une lecture intégrale des Tragiques devra d'ailleurs se procurer une autre édition que celle-ci, car le texte de d'Aubigné est d'une extrême difficulté (et d'une extrême beauté) : il faut des notes, pour éclairer les points de langue, de culture et pour expliquer certains passages (l'édition des Textes Littéraires Français, chez Droz, est excellente). D'Aubigné en effet ignore totalement la réforme classique de la poésie commencée en France avec Malherbe et son école, qui visent à "purifier" la langue de tout ce qui vient des dialectes et cherchent la clarté et la logique en toutes choses : en bon baroque, D Aubigné a recours à toutes les ressources de la langue, de la mythologie et de la Bible, comme Milton dans son Paradis Perdu, quarante ans après lui, ou comme son contemporain Gongora en Espagne dans ses Solitudes.

D'Aubigné est un poète baroque du XVII°s, ce qui veut dire un poète difficile, et demande des efforts que seule une contrainte universitaire peut motiver, souvent ; il s'étudie et ne se lit pas distraitement ; il n'a rien pour plaire aux modernes, car il est profondément cultivé, en héritier des Humanistes, et fanatiquement religieux comme on l'était à son époque : il respire par la Bible et les prophetes, leur éloquence, leur force, leurs anathèmes et leur violence. Rien ne lui est plus étranger que la tiède tolérance néo-classique qui est devenue la norme poétique française au XVIII°s, que Victor Hugo plus tard sera incapable de réchauffer avec son verbiage. D'Aubigne annonce en un sens Alexandre Blok en Russie ou Ezra Pound dans la poésie américaine du XX°s. L'étonnement et l'admiration où sa lecture nous plonge sont extrêmes.



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Je veux peindre la France une mère affligée
Qui est entre ses bras de deux enfants chargée,
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups
D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donnait à son besson l'usage;
Ce voleur acharné, cet Esau malheureux
Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,
Si que, pour arracher à son frère la vie,
Il méprise la sienne et n'en a plus d'envie.
Mais son Jacob, pressé d'avoir jeûné meshui,
Ayant dompté longtemps en son coeur son ennui,
À la fin se défend, et sa juste colère
Rend à l'autre un combat dont le champ est la mère.,
Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,
Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,
Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble
Leur conflit se rallume et fait si furieux
Que d'un gauche malheur ils se crèvent les yeux.
Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte;
Elle voit les mutins tout déchirés, sanglants,
Qui, ainsi que du coeur, des mains se vont cherchant.
Quand, pressant à son sein d'une amour maternelle
Celui qui a le droit et la juste querelle,
Elle veut le sauver, l'autre qui n'est pas las
Viole en poursuivant l'asile de ses bras.
Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine;
Puis, aux derniers abois de sa proche ruine,
Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté;
Or vivez de venin, sanglante géniture,
Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture. »
(Misères, v. 97 et suiv.)

Si quelqu’un me reprend que mes vers échauffés

Ne sont rien que de meurtre et de sang étoffés,

Qu’on n’y lit que fureur, que massacre, que rage,

Qu’horreur, malheur, poison, trahison et carnage,

Je lui réponds : ami, ces mots que tu reprends

Sont les vocables d’art de ce que j’entreprends »
(Princes, v. 59 et suiv.).


Ne chante que de Dieu, n’oubliant que lui-même
T’a retiré : voilà ton corps sanglant et blême
Recueilli à Talcy, sur une table, seul,

A qui on a donné pour suaire un linceul. [...]
Ta main m’a délivré, je te sacre la mienne
(Fers, v. 1425 et suiv.)

Mais quoi ! c'est trop chanté, il faut tourner les yeux 
Éblouis de rayons dans le chemin des cieux. 
C'est fait, Dieu vient régner, de toute prophétie 
Se voit la période à ce point accomplie. 
La terre ouvre son sein, du ventre des tombeaux 
Naissent des enterrés les visages nouveaux : 
Du pré, du bois, du champ, presque de toutes places 
Sortent les corps nouveaux et les nouvelles faces. 
Ici les fondements des châteaux rehaussés 
Par les ressuscitants promptement sont percés ; 
Ici un arbre sent des bras de sa racine 
Grouiller un chef vivant, sortir une poitrine ; 
Là l'eau trouble bouillonne, et puis s'éparpillant 
Sent en soi des cheveux et un chef s'éveillant. 
Comme un nageur venant du profond de son plonge, 
Tous sortent de la mort comme l'on sort d'un songe. 
Les corps par les tyrans autrefois déchirés 
Se sont en un moment en leurs corps asserrés, 
Bien qu'un bras ait vogué par la mer écumeuse 
De l'Afrique brûlée en Tylé froiduleuse. 
Les cendres des brûlés volent de toutes parts ; 
Les brins plus tôt unis qu'ils ne furent épars 
Viennent à leur poteau, en cette heureuse place 
Riants au ciel riant d'une agréable audace.
(Jugement, v. 661 et suiv.)

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Le secret plus obscur en l’obscur des esprits,
Puis que de ton amour mon ame est eschauffée,
Jalouze de ton nom, ma poictrine, embrazée
De ton feu pur, repurge aussy de mêmes feux
Le vice naturel de mon cœur vitieux ;
De ce zele tres-sainct rebrusle-moy encore,
Si que (tout consommé au feu qui me devore,
N’estant serf de ton ire, en ire transporté
Sans passion) je sois propre à ta vérité.
Ailleurs qu’à te loüer ne soit abandonnée
La plume que je tiens, puis que tu l’as donnée.

Je n’escry plus les feux d’un amour inconneu ;

Mais, par l’affliction plus sage devenu,
J’entreprens bien plus haut, car j’apprens à ma plume
Un autre feu, auquel la France se consume.
Ces ruisselets d’argent que les Grecs nous feignoient,
Où leurs poëtes vains beuvoient et se baignoient,
Ne courent plus icy ; mais les ondes si claires,
Qui eurent les saphyrs et les perles contraires,
Sont rouges de nos morts ; le doux bruit de leurs flots,
Leur murmure plaisant, hurte contre des os.
Telle est, en escrivant, non ma commune image ;
Autre fureur qu’amour reluit en mon visage.
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J'ai vu le reître noir foudroyer au travers
Les masures de France, et comme une tempête,
Emporter ce qu'il peut, ravager tout le reste ;
Cet amas affamé nous fit à Montmoreau
Voir la nouvelle horreur d'un spectacle nouveau.
Nous vînmes sur leurs pas, une troupe lassée
Que la terre portait, de nos pas harassée.
Là de mille maisons on ne trouva que feux,
Que charognes, que morts ou visages affreux.
La faim va devant moi, force est que je la suive.
J'ouïs d'un gosier mourant une voix demi-vive :
Le cri me sert de guide, et fait voir à l'instant
D'un homme demi-mort le chef se débattant,
Qui sur le seuil d'un huis dissipait sa cervelle.
Ce demi-vif la mort à son secours appelle
De sa mourante voix, cet esprit demi-mort
Disait en son patois (langue de Périgord) :
« Si vous êtes Français, Français, je vous adjure,
Donnez secours de mort, c'est l'aide la plus sûre
Que j'espère de vous, le moyen de guérir ;
Faites-moi d'un bon coup et promptement mourir.
Les reîtres m'ont tué par faute de viande,
Ne pouvant ni fournir ni ouïr leur demande ;
D'un coup de coutelas l'un d'eux m'a emporté
Ce bras que vous voyez près du lit à côté ;
J'ai au travers du corps deux balles de pistole. »
Il suivit, en coupant d'un grand vent sa parole :
« C'est peu de cas encor et de pitié de nous ;
Ma femme en quelque lieu grosse est morte de coups.
Il y a quatre jours qu'ayant été en fuite
Chassés à minuit, sans qu'il nous fût licite
De sauver nos enfants liés en leurs berceaux,
Leurs cris nous appelaient, et entre ces bourreaux
Pensant les secourir nous perdîmes la vie.
Hélas ! si vous avez encore quelque envie
De voir plus de malheur, vous verrez là-dedans
Le massacre piteux de nos petits enfants. »
J'entre, et n'en trouve qu'un, qui lié dans sa couche
Avait les yeux flétris, qui de sa pâle bouche
Poussait et retirait cet esprit languissant
Qui, à regret son corps par la faim délaissant,
Avait lassé sa voix bramant après sa vie.
Voici après entrer l'horrible anatomie
De la mère asséchée ; elle avait de dehors
Sur ses reins dissipés traîné, roulé son corps,
Jambes et bras rompus, une amour maternelle
L'émouvant pour autrui beaucoup plus que pour elle.
À tant elle approcha sa tête du berceau,
La releva dessus ; il ne sortait plus d'eau
De ses yeux consumés ; de ses plaies mortelles
Le sang mouillait l'enfant ; point de lait aux mamelles,
Mais des peaux sans humeur : ce corps séché, retrait,
De la France qui meurt fut un autre portrait.
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On dit qu'il faut couler les exécrables choses
Dans le puits de l'oubli et au sépulcre encloses,
Et que par les écrits le mal ressuscité
Infectera les moeurs de la postérité ;
Mais le vice n'a point pour mère la science,
Et la vertu n'est pas fille de l'ignorance.
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Je veux peindre la France une mère affligée,
Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée.
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups
D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont la nature donnait à son besson l'usage ;
Ce voleur acharné, cet Ésau malheureux ?
Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,
Si que, pour arracher à son frère la vie,
Il méprise la sienne et n'en a plus d'envie.
Mais son Jacob, pressé d'avoir jeûné meshui,
Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui,
A la fin se défend, et sa juste culère
Rend à l'autre un combat dont le champ est la mère.
Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,
Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits ;
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,
Si bien que leur courroux par leur coups se redouble.
Leur conflit se rallume et fait si furieux
Que l'un gauche malheur ils se crèvent les yeux.
Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;
Elle voit les mutins, tout déchirés, sanglants,
Qui, ainsi que du cuir, des mains se font cherchant.
Quand, pressant à son sein d'une amour maternelle
Celui qui a le droit et la juste querelle,
Elle veut le sauver, l'autre qui n'est pas las
Viule, en son poursuivant, l'asile de ses bras.
Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine ;
Puis, aux derniers abois se sa propre ruine,
Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;
Or, vivez de venin, sanglante géniture,
Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture ! »
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