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Critique de Erik35


Erik35
04 décembre 2017
AH ! LION... ENFANT DE LA PATRIE...!

Yacine est, dans le malheur de sa jeune existence, une jeune garçon plein d'avenir sur lequel de bonnes fées semblent s'être, malgré tout, penchées : Orphelin de père et de mère, dans un village reculé du Sénégal encore très méconnu des blancs en cette fin de siècle se prétendant "des Lumières", Yacine est un adolescent malin, intelligent, même. Et qui n'a rien à perdre. Passionné de mythologie et de mathématiques, il est envoyé par le bon père Jean, seul missionnaire des environs, vers le principal comptoir commerçant de cette jeune colonie : St Louis. Il est muni d'une lettre de recommandation qui devrait lui assurer son avenir, probablement en tant que diacre, avec de la chance comme prêtre, même si, en son jeune âge, il ne croit déjà plus ni à Dieu ni à Diable, mais est-ce si dérangeant lorsqu'il n'y a nulle autre véritable échappatoire possible à la misère de sa naissance et de sa race ?
Sur le chemin qui le mène à St Louis, le hasard va lui faire rencontrer un lionceau esseulé, visiblement lui aussi orphelin et qu'il décide de prendre en charge. Ce jeune mythologue amateur, dont le héros préféré est Ulysse, décide de nommer son protégé Kena ("personne", en wolof), en l'honneur du nom que le malin Roi d'Ithaque avait confié au cyclope Polyphème. Mais c'est l'homme qui prendra le jeune Yacine sous sa protection - le directeur de la Compagnie Royale du Sénégal, nommé Jean-Gabriel Pelletan de Camplong, un noble méridional déclassé pour cause de mauvaises affaires - qui donnera son nom définitif au noble animal : Personne !

Bien évidemment, Stéphane Audeguy ne cessera, par la suite, de jouer sur l'ambiguïté entre le substantif "Personne" et le pronom indéfini, le plus indéfini qui soit, pourrions-nous ajouter !

Voilà donc le lion quasi-adopté par ce nobliau atypique. Ce dernier est, en effet, un pur produit des lumières, fils spirituel du Jean-Jacques Rousseau des Confessions et des encyclopédistes. Mais la réalité que l'auteur donne de cette fin de siècle n'est pas vraiment celle de l'imagerie d'Épinal : notre homme est seul, bien seul, à défendre l'idée que l'esclavagisme est une monstruosité de l'homme contre lui-même. Seul encore à attacher de l'importance à une certaine rectitude morale dans son activité - le commerce - où il est de mise de faire feu de tout bois. Seul à véritablement songer que ce Lion mérite sincèrement d'être sauvé (en dehors de son petit protégé sénégalais). Seul à estimer qu'une meilleure et saine exploitation du Sénégal passe, entre autre, par la connaissance directe du pays, l'apprentissage du wolof, par le respect des peuples locaux. Seul, enfin, à aimer autrement qu'à de pures fins de libertinage, un autre homme ; en l'occurrence un superbe et indomptable ancien esclave - lui-même ancien esclavagiste -, venant d'une de ces petites tribus nomades du désert. Un tel homme ne peut s'attirer qu'inimitiés, crainte, désaveu, jalousies. Cela ne manquera pas d'arriver très vite, notre pauvre lion en étant d'ailleurs le principal déclencheur. Entre temps, comme pour rappeler que l'on meurt bien plus vite que l'on ne parvient à vivre en ces temps-là, le jeune Yacine, pourtant si prometteur, mourra brutalement de la vérole à laquelle il avait si miraculeusement échappé jusque-là.
Fin du Premier Acte.

Adoncques, notre Lion a perdu son premier maître, dont on apprend qu'en ne le voyant plus jamais venir lui faire moult tendresses, il en «gémissait, sans mots pour fixer la douleur. Petit à petit, il finit par oublier complètement Yacine ; mais ce fut le dernier à le faire». Fermez le ban...

La période qui suit sera probablement, malgré la disparition de son premier petit ami humain, la plus douce, la plus agréable de sa vie de lion domestiqué. En raison de la grande solitude de Pelletan, ce dernier l'emmène un peu partout, le considère comme un véritable animal de compagnie, aussi bien traité que s'il était humain. de plus, Personne s'est trouvé une étrange, une inséparable amitié en la présence d'un chiot bâtard très vite appelé Hercule. Enfin, Pelletan fera venir de France sa fille unique, alors âgée de sept ans, car il ne souhaite pas qu'elle subisse l'influence superficielle, vide, de sa mère et de sa belle famille. Personne et Marie - ainsi s'appelle-t-elle - s'adopteront l'un l'autre immédiatement. Malheureusement, les nuages grondent déjà sans que cette étrange famille en ait réellement pris la mesure. Un malheureux accident à l'encontre de l'enfant pourrit-gâté d'un noble en vue en sera le terrible déclencheur. Pelletan n'a d'autre solution que de confier son lion et son compagnon canin à la Ménagerie Royale de Versailles, le célèbre Georges-Louis Leclerc Buffon avec lequel il entretenait correspondance en étant l'un des promoteurs.
Bien qu'ayant pris toutes les dispositions possibles (et humainement acceptables par une bande de marins rustres et âpres au gain), le voyage vers la métropole sera un véritable calvaire, les deux animaux étant pour ainsi dire laissés à eux-même, et à fond de cale, se nourrissant des rats du navire, buvant une infecte eau croupie, faisant sous eux sans aucun entretien.
A l'arrivée au "Havre de Grâce" (ancien nom du Havre), ce sont deux animaux étiques, pouilleux, dévorés par les vers et la vermine, fatigués, sans force. Nous sommes à la fin du mois de mai 1788. Il fait un froid presque hivernal dans cette France des derniers moments de l'Ancien Régime. Un jeune homme détaché par le Jardin royal est là, terrifié à l'idée d'approcher de si près le "Roi des animaux", ne sachant d'ailleurs comment procéder. Il se nomme Jean Dubois. Premier être humain depuis des semaines à lui parler sans haine, avec douceur même, notre Lion va trouver en cet humain un allié, presque déjà un ami et le suivra sans faire de difficulté.
Fin du Second Acte.

Le troisième, l'ultime acte, est celui de la fin d'un régime, des troubles les plus annonciateurs - en grande partie provoqués, déclenchés par cette année affreuse, la pire de toute une série, que fut l'an de grâce 1788 : un hiver interminable, un été atroce, connaissant un orage démentiel et destructeur de récoltes - très bien documenté historiquement grâce à des mémoires de l'Académie des sciences - le 13 juillet 1788. Un an presque tout juste avant un orage d'une toute autre ampleur et d'un autre genre. C'est dans ce contexte que Dubois, le Lion Personne et le chien Hercule parviendront, à l'issue d'une dernière épique odyssée, à Versailles. Hélas, Dubois y découvrira une Ménagerie royale presque totalement en déshérence, son dernier directeur s'étant enfui, avec tout ce qui comptait encore de meubles, d'outils, etc, le jour même de l'arrivée des trois compères en ce lieu misérable. Dubois fera tout son possible pour sauver les meubles et leur rendre une existence digne à des animaux dont il se retrouve ainsi en charge. Il restera encore à cette malheureuse bête à déménager, une ultime fois, grâce à une autre célébrité, Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, auteur du fameux Paul et Virginie mais néanmoins naturaliste et dernier intendant des Jardins royaux. Personne et Hercule y achèveront leur existence, non sans une certaine célébrité populaire.

Si l'époque révolutionnaire est traitée sur un rythme trépident, et le plus souvent par le biais d'hyperboles, en quelques trente pages, à y bien y réfléchir, toute cette fable - bien peu animalière, en vérité. A moins de ne considérer l'homme que comme un animal pensant - tend vers ce moment si particulier de notre histoire. Que l'on contemple, sans regret mais avec un brin de nostalgie pour cette période inique, injuste, la fin de l'absolutisme royal, des pouvoirs exorbitants de l'aristocratie - l'église n'est guère le sujet de l'ouvrage mais bénéficie tout de même ici d'un traitement relativement bienveillant, à travers les trois modestes prêtres croisés - ; que l'on comprenne l'émergence d'une bourgeoisie d'affaire, généralement inculte mais dure en affaire et prête à tout pour s'enrichir ; que l'on entende les premiers fracas causés par cette population pauvre et en colère, à force de disette, de maltraitance, d'absence - ou du sentiment - de considération, l'histoire tout à la fois singulière et totalement secondaire de ce lion Personne permet à Stéphane Audeguy de décentrer totalement l'histoire de la révolution mais de la rendre, paradoxalement, plus vraie, plus juste, plus sensible.

Cependant, comme toutes les fables, celle-ci comporte plus d'une entrée. Comme celle de cette amitié indéfectible entre deux êtres si différents que sont un lion et un chien, et qui, par exemple, toucha sincèrement Bernardin de Saint-Pierre qui rédigea par exemple ceci dans l'un de ses mémoires (dont il est clair que Stéphane Audeguy s'est inspiré dans son livre) :

«Jamais je n'avais vu tant de générosité dans un lion, et tant d'amabilité dans un chien. Celui-ci sembla deviner que sa familiarité avec le roi des animaux était le principal objet de notre curiosité. Cherchant à nous complaire dans sa captivité, dès que nous lui eûmes adressé quelques paroles d'affection, il se jeta d'un air gai sur la crinière du lion, et lui mordit en jouant les oreilles. le lion, se prêtant à ses jeux, baissa la tête et fit entendre de sourds rugissements.»

Lui faisant même ajouter que cette amitié était «un des plus touchants spectacles que la nature puisse offrir aux spéculations d'un philosophe» ! Qui pose, entre autre, la question de la supposée sauvagerie de l'animal, face à l'urbanité des hommes. Mais à bien y regarder, au fil de ce périple qui nous mène de la savane africaine jusqu'à sa mort à Paris, on se demande, à quelques individualités près et pour le coup véritablement généreuses, qui de l'homme ou de la bête est le plus mauvais, le moins généreux, le plus "bêtement" méchant, le plus susceptible de faire du mal à l'autre, et pour comble de tout, souvent sans en retirer le moindre bénéfice personnel ou général, sinon par pure bêtise, ignorance, obscurantisme.

Il y a, bien entendu, les réflexions faites autour de cet homme singulier - et attachant, peut-être le plus attachant parce que le plus creusé, psychologiquement, du trio des humains-compagnons de Personne - qu'est Pelletan. Sur la liberté, sur l'utilisation immodérée d'autrui (l'esclavage) et de la nature (la mise en coupe réglée des ressources), sur la relation aux autres et à ces égaux devant la vie, dont nous sommes pourtant redevables, que sont les animaux (en raison de la toute-puissance que nous pouvons avoir sur eux), sur la sexualité et l'homosexualité, sur les conventions, la vie en société et tous ses faux semblants.

Il y a, pour poursuivre encore, ce lion et son épopée, très vite mise sous l'angle d'une autre entrée possible, celle des voyages d'Ulysse. Il y aurait beaucoup à en dire, peut-être retiendra-t-on que, comme le grec homérique, notre Personne subit bien plus qu'il ne les décide les diverses aventures et autres grands événements qu'il traverse au cours de ces dix surprenantes années d'existence. Mais c'est une errance sans Pénélope ni Télémaque qui l'attend. Une allégorie de la destinée humaine ?

Enfin, et pour boucler la boucle des hommes, il y a cette vision d'un monde qui change sans doute plus en apparence que dans le fond, un monde dans lequel les nobles sont remplacés par les riches bourgeois, un monde où les mauvais travers, les horreurs, perdurent, esclavagisme en tête, auquel d'ailleurs tout le monde semble participer et trouver son compte, noirs comme blancs, une société où tout le monde ment - c'est ce que nous dit le narrateur - noirs comme blancs.

Sous ses dehors de sympathique et allégorique joliesse, au style agréablement déployé - il serait très exagéré d'y retrouver parfaitement le "français grand style" des philosophes des Lumières, mais on sent la volonté de l'auteur de se situer sur une telle lignée -, au phrasé étale, n'hésitant pas à jouer des points-virgules ou des développement savamment tortueux, sous le conte historiquement véridique (et très sourcé à ce qu'il semble) se découvre ainsi une fable désenchantée, une parabole tout à la fois emprunte d'humanité mais pour autant sans grande illusion sur l'homme et sa destinée. L'ensemble donne un texte humblement philosophique - hommage aux célèbres contes de Voltaire ? - tout à la fois charmant et instructif dont on regrettera peut-être pourtant qu'il effleure plus qu'il ne creuse tous les thèmes qu'il aborde avec tant de finesse d'esprit, cédant un peu d'une densité manquante à une plus grande lisibilité. C'est un choix parfaitement respectable et dont on sort, admettons-le, fort satisfait.
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