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Critique de Pujol


Que se passe t-il quand le thème d'un livre déteint sur sa forme et influence la trajectoire des personnages de son récit ? Eh bien, il se produit une harmonie qu'ailleurs on qualifiera de chromatique mais qu' ici, on pourra désigner d'atmosphérique. Une cohérence, une unité réjouissante et belle.

Tout d'abord on trouve dans "la théorie des nuages" une griffe bien particulière. Cette façon très analytique, détachée et pourtant tout à fait précise de raconter les évènements. Une tournure savante, presque technique. Un présent de l'indicatif omniprésent, celui de l'énoncé scientifique Cela pourrait sembler un écueil, un manque d'incarnation et c'est tout le contraire. C'est justement cet écart, cet espace dans la trame du style qui rend le tout parfaitement mobile et de là, émouvant. C'est la dépression, au coeur du récit, qui fait virevolter ce petit monde autour d'elle.

Une météorologie des faits.

Une description où les hommes, les histoires, les destins, se déplacent, lentement, mus par des masses d'airs intimes. On voit les choses et les êtres tourner dans un calme ouranien et se découper sur le ciel blanc du papier. Cela a été pour moi une lecture contemplative très agréable et dans laquelle je me suis senti baigné d'un silence ouaté et inattendu. J'en attribue l'origine à la manière volatile et éthérée d'Audeguy. Nette et évanescente. Antinomique. Théorie des nuages. A tendance anticyclonique.

C'est peut-être la partie poétique de l'activité scientifique qui se fait jour ici. On analyse, on rend compte du réel et de son observation. Sans rien ajouter ni retrancher. le rendre dans sa gloire la plus pure. Sa quintessence.

Les personnages rencontrés sont en cela des objets d'étude, que l'on surplombe un peu mais sans aucune condescendance. Des vies, des trajectoires comme des déplacements de fronts d'airs, d'alto-cumulus qui se changeraient en cirrus vers la fin, épuisés par leurs aléas particuliers.

J'avoue que depuis mon enfance et ses prés, la trace des nuages s'était effacée dans le canyon de la ville et de ses immeubles.

J'ai donc apprécié renouer avec ces monstres évanescents et suivre certaines des hommes qui les ont le plus aimé. Je sors de cette lecture avec l'envie de leur faire l'aumône de plus d'attention, d'un intérêt plus manifeste. Ne pas faire comme si ils devaient toujours être là dans une attente éternelle dont je pourrais jouir indéfiniment.

On alterne dans ce roman l'observation de tous leurs états et de toutes les valeurs que l'homme leur a attribué : de l'objet poétique à la nuée meurtrière, de la brume mystèrieuse à la puissance naturelle et gratuite, économiquement nécessaire, potentiellement terrifiante.

A différentes époques, du jeune 19ème siècle jusqu'à nos jours, des hommes et des femmes ont vécu sous leurs ombres immenses. Et c'est l' enchâssement de leurs récits que nous livre un grand couturier d'origine japonaise, Akira Kumo, retiré dans son hôtel particulier parisien, ainsi qu' à une jeune bibliothécaire devenue son assistante, Virginie Latour.

Akira Kumo c'est le pivot de ce roman. Son nom signifie d'ailleurs et entre autres, nuage en japonais. On le découvre en train de trier, inventorier, classer . Il rassemble des artefacts, des livres, tout ce qui s'est fait ou qui s'est écrit sur les nuages et leur étude. La collection comme un lien subtil à son ancien métier et à son rôle olympien d'assembleur de nuées. Cumulus accumulateur compulsif. Là où le nuage aspire de l'eau, des particules fines, lui aspire des objets, crée des séries, se perd dans une consommation de prostituées effrénée. Mélange de Zeus obsédé et de Shéérazaade perpétuelle.

Depuis sa bibliothèque vitrée dominant la capitale, il paraît habiter une station météorologique depuis laquelle en regardant le ciel, il convoque en les évoquant, des hommes-nuages, sans poids, dérivant dans l'air du temps.

Luke Howard tout d'abord, nouvel Adam qui va nommer ces amas vaporeux, leur donner vie dans le Verbe. C'est l'amoureux. Celui qui dans un même mouvement tourne son visage vers les hauteurs et vers son Seigneur qui doit s'y trouver. Forcément. Quaker, trembleur devant Dieu.

Carmickael, le peintre rendu fou par l'effort impossible de saisir la toile nuageuse et l'instant toujours annihilé par le suivant. C'est Don Quichotte à l'envers, qui défend les moulins du vent et qui a le vertige d'être au sol.

Le mensonge de sa naissance qu'il découvre. Sa source voilée. L'origine des nuages, là encore. Longtemps, leur formation fût une énigme, un mystère pour les hommes. Carmichael est un cumulo-nimbus, noir et haut. le passionné. le tourmenté.

Puis par petites touches, Kumo va se révéler peu à peu à travers des lettres cette fois qu'il envoie à Virginie Latour. Sa biographie, son secret. Ce passé qui ne passe pas. Au fur et à mesure de leurs rencontres et du fil de son récit, à la moitié du roman, ses histoires vont se faire de plus en plus courtes et de plus en plus tristes.

On se rapproche du 20ème siècle et du temps présent. le ciel s'assombrit. Il est noir, mortifère, diabolique. On s'éloigne du nuage au singulier proprement dit pour aller vers le général et la météorologie, l'hygrométrie, l'anémométrie. La science se durcit et les hommes avec elle.

C'est également là qu'on aborde le serpent de mer de ce livre, l'histoire dans l'histoire, "Le protocole Abercrombie".

Richard Abercrombie est un gentleman anglais, issu d'une des plus célèbres familles britanniques et néphologue passionné de cette fin de 19ème siècle. Déçu de la communauté scientifique et de sa mesquinerie, il entreprend un voyage homérique à travers le monde, chambre photographique sous le bras, pour établir ce qui doit devenir l'instrument de sa vengeance : les bases, les fondations d'une étude magistrale, un protocole d'observation définitif.

Il part donc vérifier ou infirmer le postulat selon lequel les nuages sont les mêmes sous toutes les latitudes. Mais il va être confronté à son propre phénomène climatique et va se voir, lui et son but initial, s'étioler au contact des hommes et surtout des femmes. Il va s'évaporer, perdant toute solidité, toute consistance et tout esprit scientifique. Il va s'ennuager.

Je ne suis pas arrivé à me représenter Richard Abercrombie autrement que sous les traits d'Edgar Allan Poe. Fluet, aux yeux fiévreux. Sa dérive à travers le monde et plus particulièrement l'Asie m'a paru fabuleuse.

Arrêté net dans sa quête. Frappé par le monde, la mort et l'érotisme. Il en est venu à développer une intuition qu'il n'aura plus de cesse de poursuivre : la puissance de l'analogie. de mers en mers, de femmes en femmes, il n'arrêtera plus de voir un même motif unique se répéter, partout et toujours en écho. Il se dilue ainsi dans cette idée qui l'engloutit pour devenir à son tour un objet flottant non identifié, non localisable. Infini.

Et je m'aperçois que c'est cela qu'est ce livre. Une expérience métaphysique qui ouvre nos yeux vers cette affinité magique entre les choses, les êtres et les évènements que nous rencontrons si souvent dans nos vies. Ce sentiment étrange qui nous fait penser à un chemin écrit, une arrière-pensée du monde qui nous montrerait un itinéraire à travers la nuit. Un sens.

Les portes sont si nombreuses dans ces pages, la fluidité, les nuages, la naissance, la fécondité, le sexe, les accords, la transformation, la mort, l'attention au monde, la beauté, le renouveau, la mémoire, l'antithèse et l'histoire avec une grande hache.

Je ressors de ce livre avec plein de questions auxquelles je vais bien m'abstenir d'essayer de répondre : Quand pense-t-on aux nuages ? Lorsqu'on les voit seulement ? Et encore, les perçoit-on vraiment comme dignes d'intérêt ou simple décor mouvant ? Notre cerveau n'est-il pas ce nuage organique et changeant qui influe sur notre météo personnelle ?

La fin du récit de Kumo m'a ému de manière intense et inattendue et termine ainsi la poursuite des nuées dans ce vingtième siècle génocidaire.

La course entre les nuages et ceux qui les chassent, les rattrapent, les capturent, les enchaînent. Métamorphoses. O vide.

C'est une relecture qui m'a explosé à la figure. Je l'avais aimé et désormais je l'adore. Je veux reprendre l'air. Et ne plus le lâcher.

A noter aussi, les clés disséminées un peu partout par Audeguy. Les clins d'oeil à l'histoire de l'art, aux pareidolies de Vinci, à Hubert Damisch, à Constable. A l'histoire des sciences, à Lamarck. A la culture chinoise taoïste et à T'un Y'un (Tun Yong), divinité priapique des nuages, signifiant "le fourre-nuage". Des allusions légères sur un fond lourd, à l'image de ces pachydermes graciles.
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