Bernardin de Saint-Pierre : Voyages à l'île Maurice et la Réunion

Qui de nous n'a pas conservé dans un coin de sa mémoire le souvenir quelque peu désuet de Paul et Virginie, les amours chastes, platoniques et voués à un destin funeste d'un couple d'adolescents, de "gracieuses créatures" libres, vertueuses et candides vivant sous les tropiques. Avec un luxe d'archétypes désormais surannés, par la grâce de l'harmonie retrouvée avec une nature généreuse, luxuriante, voluptueuse, virginale et enivrante, Paul et Virginie s'impose comme un immense succès éditorial dans une France pré-révolutionnaire encore sensible au rêve et au récit amoureux. Phénomène littéraire, prémisse incontestée du romantisme, image d'épinal, Paul et Virginie est un monument de notre patrimoine littéraire.
Une idylle sous les tropiques idylliques de l'île de France (l'île Maurice), l'expression d'une plénitude, d'un bonheur parfait "sombrant" finalement dans un épilogue poignant et d'une infinie tristesse. Encore, un avatar du Paradigme Perdu : le Jardin d'Eden avec Paul et Virginie en Adam et Eve, une allégorie paradisiaque à peine voilée sous la plume d'un auteur injustement demeuré méconnu.
En réalité, à l'exception de ce roman qui fit sa gloire et sa fortune, que sait-on de Jacques Henri Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814) ? le beau livre de Elisabeth Audoin vient réparer cette fâcheuse négligence de l'histoire et nous propose une approche biographique très personnelle : réhabiliter la personnalité d'un homme curieux de son temps, prototype de l'insatiable et fougueux aventurier-découvreur, idéaliste passionné par la nature et les hommes, désirant leur fusion harmonieuse dans une société idéale, ami fidèle de Jean-Jacques Rousseau, avec la volonté de restituer son environnement intellectuel, scientifique, géographique et jusqu'à son quotidien immédiat. Dans cette intention, elle a rassemblé des documents exceptionnels. Une iconographie lumineuse et remarquable constitue le premier ensemble, viennent ensuite les extraits de ses livres judicieusement juxtaposés aux images ad'hoc, puis les cartes géographiques, et, pour finir, les notes sur les illustres contemporains qui jalonnèrent son parcours : Pierre Poivre, Bougainville, de la Bourdonnais etc., les explorateurs, navigateurs intrépides et intendants, personnalités hors du commun où il puisa son inspiration créatrice et apprit la science de l'observation de la nature. En cette époque où chaque explorateur est un savant en devenir, l'appétit de découverte attise un climat d'émulation et de bouillonnement. Bernardin de Saint-Pierre y trouvera là de quoi étancher sa soif de savoir.
L'ensemble est brillant, agréable et très éclairant, le fruit évident d'un travail pensé, avec un contrepoint esthétique très haut de gamme.
Le choix de l'auteure pour une écriture délibéremment linéaire, descriptive, sobre et presque factuelle nous interpelle. Elle élude les analyses surfaites, se tient en retrait pour mieux nous inviter à nous interroger, sinon repenser, cet exercice littéraire si singulier qu'est la biographie. Elle choisit de privilégier les années qui ont précédé l'édition du best-seller et procédé à sa genèse, - celles du voyage à la Réunion et à l'île Maurice en 1768 - les moments où se révélent l'écrivain-voyageur, le naturaliste, l'anthropologue, l'ardent abolitionniste, le cartographe, l'observateur avide.
A travers Bernardin de Saint-Pierre, le dessein d'Elisabeth Audoin, soutenu par un propos économe, nous apparaît donc avec clarté. Elle nous convie à penser le voyage au XVIIIè siècle comme une catharsis, une expérience initiatique, un passage obligé où l'individu se découvre lui-même. Périple intérieur, rêve ou réalité, le voyage participe complèment de l'imaginaire des Lumières. Il témoigne d'une pédagogie de l'humanisme, sacralise un dépaysement qui irrigue la pensée relative, favorise le renouvellement du regard. Pour Bernardin de Saint-Pierre, l'éloignement est fécond, propice à l'imagination et à l'utopie. Sa pensée philosophique et scientifique vont naître de cette rencontre. L'écrivain va réformer les éléments constitutifs de son d'écriture. Dans Paul et Virginie, les descriptions de la nature sont une pure reconstruction mentale, une idéalisation littéraire, un procédé esthétique au service de l'intrigue.
Sa vie comme ses romans traduisent une même enthousiasme, pour un nouvel âge d'or de l'humanité, mais, victime du succès de Paul et Virginie qui portera une ombre fatale sur le reste de son oeuvre, noyé dans la profusion éditoriale de la fin de XVIIIè siècle, desservi par une postérité oublieuse, des biographies rares, des rééditions confidentielles, raillé par bon nombre d'écrivains, il sera écarté du Grand Livre. Pourtant, il était temps que Bernardin de Saint-Pierre retrouve, dans ce petit livre "rutilant", et grâce à Elisabeth Audoin, un peu de l'éclat et la place qu'il devrait occuper dans la littérature moderne et qu'on donne enfin l'envie d'aller au-delà de Paul et Virginie.