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EAN : 9782228891622
122 pages
Payot et Rivages (06/05/1998)
3/5   3 notes
Résumé :
Ce livre, qui se présente comme un petit traité de l'emploi du temps, met l'accent sur la nécessité de l'oubli. L'oubli est nécessaire à la société comme à l'individu. Il faut savoir oublier pour goûter la saveur du présent, de l'instant et de l'attente, mais la mémoire elle-même a besoin de l'oubli. Mêlant les références ethnologiques et littéraires, Marc Augé identifie trois formes de l'oubli qui sont autant de manières de vivre le présent.
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Cette critique n'a pas été écrite par ChatGPT (mais elle est aussi longue que ses logorrhées) !

Depuis mon arrivée, récente, sur Babélio, voici le troisième livre pour lequel je me sens, non pas une responsabilité ou une mission particulière, plutôt une forme de proximité, d'affection, parce que je suis le premier à rédiger une critique ou à décerner une note, voire les deux. Et pour les trois, emporté par mon élan empathique, j'ai rempli les tiroirs babéliesques de dizaines de citations, et ce n'est pas fini car, pour chacun la matière ne manque pas, et pour tous j'ai l'habitude de lire stylo en main et de couvrir les pages de sous ou surlignures.

Il y a eu Mulukuku, de Nicolas Duffour, méconnu roman d'aventures intello auquel je ne cesse de revenir, toutes sortes d'occurrences lui faisant écho. le monde privé des ouvriers, d'Olivier Schwartz, que je tiens pour un des grands livres contemporains de la sociologie française et auquel renvoie en permanence notre actualité socio-politique. Et enfin ce petit livre, par la taille (Rivages poche, Petite bibliothèque) et sans doute aussi par son importance dans la bibliographie de Marc Augé, parce qu'il occupe une place à part, à côté du corpus de l'ethnologue. Pour cette raison, je parierais cependant que ce Formes de l'oubli lui est cher.

De quoi s'agit-il ? D'un petit essai, ethnologique, philosophique, littéraire, presque une divagation sur la nécessité de l'oubli et les formes qu'il prend (trois formes qui sont autant de manière de vivre le présent). La troisième est la figure du retour, et c'est celle que je vais convoquer pour essayer de ressaisir la pensée de l'auteur, parfois (pour moi) difficile à suivre, mais qui m'a fortement impressionné à plusieurs moments, impressionné au sens où, comme pour Mulukuku ou le monde privé des ouvriers, quelque chose est posé, une marque, un cairn… à partir desquels une nouvelle perspective paraît s'ouvrir en ligne droite pour la réflexion.

La ligne droite, je vais la laisser aux perspectives de pensée ouvertes par chacun de ces trois livres, pour les caramboler ici dans une sorte de jeu de miroirs qui m'aide à rendre intelligible (pour moi en tout cas) le cheminement des Formes de l'oubli de Marc Augé. Lequel, avant d'entrer dans le vif de son sujet, demande qu'on se détache des évidences, des mots tels des « pièges à pensée », qu'il faut faire sortir de leurs gonds, les soumettant notamment à « l'épreuve du dépaysement » dans « un exercice anticulturaliste qui respecte avant tout, dans chaque culture, le pouvoir qu'elle a de déstabiliser les autres. »
Marc Augé peut compter pour se faire sur d'autres cultures, africaines (les zars jouent un rôle important), amérindiennes… Quant à moi, je fais avec ce que j'ai : les deux livres précités et, avec eux, un peu de littérature et de sociologie.

Les formes de l'oubli « se présente comme un petit traité de l'emploi du temps ». La mémoire elle-même a besoin de l'oubli : il faut oublier le passé récent pour retrouver le passé ancien. le rapport avec Mulukuku est évident qui se demande comment la fiction permet de se rapporter à un « passé dépassé » et constituer d'autres configurations que les continuités historiques écrites par les vainqueurs. Mulukuku s'ouvre au demeurant sur une citation de Paul Ricoeur avec lequel Marc augé chemine de concert durant une grosse partie de son essai, intitulée « la vie comme récit ».

Mais avant d'y venir, avançons à reculons (et on verra ensuite la figure du retour) pour évoquer le premier mot que Marc Augé sort de ses gonds : le mot oubli, bien sûr. « Force vive de la mémoire » dont le souvenir n'est pas l'opposé mais le produit. Les souvenirs qui, à en croire le psychanalyste JB Pontalis opèrent tels des écrans à des traces qu'ils dissimulent et qui s'y projettent. La mémoire est une affaire de traces. La continuité est une illusion en même temps qu'une construction.
Pontalis, en bon psy, enjoint donc d'associer librement et, concurremment, de dissocier les liaisons instituées. Mulukuku se construit dans cet esprit en référence à Walter Benjamin, et le monde privé des ouvriers, recherche sociologique, s'oppose à un certain discours sur la société qui n'est que le produit d'un rapport de forces sociales.

À ce point Marc Augé n'en a pas fini avec l'oubli, il commence seulement ! mettant en évidence « des figures de l'oubli dont on pourrait dire qu'elles ont une vertu narrative (qu'elles aident à vivre le temps comme une histoire) ». Dans le langage de Paul Ricoeur : des configurations du temps. Paul Ricoeur avec lequel Marc Augé envisage un substrat (pré-compréhension de l'agir humain) qui nous permet de donner du sens au réel. La littérature, par exemple, écrit Ricoeur serait « à jamais incompréhensible si elle ne venait configurer ce qui, dans l'action humaine, fait déjà figure. »

Laissons le substrat. Ensuite, dit Marc Augé, l'opérateur (le point de vue) de la mise en fiction de la vie individuelle et collective, c'est l'oubli. (La mise en fiction qu'il faut au demeurant comprendre comme un vecteur d'intelligibilité et non de confusion comme le « tout fictionnel » qui nous menace.)
À cet égard, il s'appuie sur son expérience d'ethnologue, montrant que l'enquêteur et l'enquêté ne se situent pas dans le même temps, ne sont pas, au sens littéral, contemporains. Ce qui me ramène à l'immersion d'Olivier Schwartz, au début des années 80, parmi les familles ouvrières du Nord-Pas-de-Calais (on disait comme ça). L'analyse « d'ethnographie urbaine » forme alors des récits pour appréhender l'incessante transformation du genre de vie collectif en styles individuels.

La mise à distance, l'objectivation sociologique, n'en reste pas moins violente. Une violence qui s'éclaire par la différence entre le présent vécu et la temporalité du projet sociologique, dont la valeur se vérifie à sa pertinence un demi siècle plus tard pour comprendre les transformations et la fragmentation du monde ouvrier (et par exemple comprendre la réussite du Rassemblement National dans les milieux populaires).

Le récit donne à comprendre. C'est par la fiction qu'on sort du mythe, dès le conte de fée qui apprivoise le cauchemar mythique (Walter Benjamin), et dans les processus internes de sécularisation des religions, explique Marc Augé. Et les grands récits, demande-t-il, sont-ils morts ? « Pour répondre, il faudrait d'abord, comme dans une chanson que chantait Reggiani, trouver le corps, savoir où on l'a mis. » Les grands récits, dont celui de l'émancipation sociale après lequel court le jeune héros de Mulukuku, celui de la révolution prolétarienne ou de la contre-société du PCF, encore vigoureux dans le monde privé des ouvriers.

Ceci posé, après cette « vie mise en récit », nous voilà déjà aux deux tiers du livre et nous sommes armés pour attaquer les trois figures de l'oubli, qui valent autant pour les individus que les collectivités, dans la liaison desquels se construisent l'identité individuelle et la relation à autrui. Trois figures : le retour (retrouver le passé perdu, ses esprits...), le suspens (suspension du temps) et le re-commencement (non pas répétition mais paradoxe du commencement « à nouveau »).

Le retour, Marc Augé l'enclenche à partir du retour en Afrique, de « sa puissance d'accueil », d'un « temps maintenu ». Mais pour réussir un retour, il faut « une grande force d'oubli ». Il faut oublier le dernier passé pour recoller le temps hors de ses gonds. Ce sont les exemples d'Ulysse et du Comte de Monte-Cristo qui nous guident et racontent « l'impuissance de l'espace face au temps », la confrontation à l'absence (la relation perdue). Au contraire du temps retrouvé de Proust, lequel part bien sûr de l'oubli pour qu'opère la mémoire involontaire (la madeleine, etc). En réalité, dit Augé, « la seule réalité » dans La Recherche, c'est la littérature, qui cristallise et relie, réalité qui se « réalise » dans et par l'oeuvre elle-même, conjurant la hantise de l'oubli et du futur (où ce qui est ne sera plus).

La figure du retour, sur laquelle Augé est le plus prolixe, se mêle celle du suspens (quand s'efface la pensée du futur et du passé) et celle du re-commencement avec le possible nouveau départ qu'appelle le retour sur soi, mais aussi la généalogie et autres réincarnations.

Le suspens, d'abord.
Ô temps, suspend ton vol ! Augé convoque Lamartine et se demande si Gide n'aurait pas complété :
— Je veux bien, mais combien de temps ?
Mulukuku rapporte l'apostrophe du poète-boxeur Arthur Cravan :
— Monsieur Gide, où en sommes-nous avec le temps ?
— Six heures moins un quart, répondit Gide sans y entendre malice.

Pour le suspens, Marc Augé enrôle principalement Stendhal pour qui le bonheur est « dans l'instant partagé, dans l'accord avec l'être aimé pour ne plus penser à la veille ni au lendemain ». La concordance passe alors par l'oubli de tout ce qui sépare.
Le moment de suspens, par exemple dans les films, avant une bataille, quand les personnages se confient entre chien et loup, révèle « la vérité nue sous les oripeaux de l'apparence sociale ». Ce travail de mise au jour est aussi bien sûr réalisé par le sociologue qui lève le voile des évidences trompeuses.

Le héros stendhalien trouve aussi la félicité dans l'action, donc la possibilité de re-commencements, mais Marc Augé convoque Julien Gracq pour cette dernière figure de l'oubli, et le « voyage » que Gracq réfère avant tout au « départ », sous le signe également du Voyage de Baudelaire, tel que Mulukuku l'emploie aussi, avec au début l'élan et pour finir la déception, voire la mort dit Marc Augé, en ce qu'elle partage avec la naissance : l'inconnu.

Pour finir, l'auteur nous engage (devoir d'oubli) « à ne pas oublier d'oublier pour ne perdre ni la mémoire ni la curiosité. »

« L'oubli nous ramène au présent, même s'il se conjugue à tous les temps : au futur, pour vivre le commencement ; au présent pour vivre l'instant ; au passé pour vivre le retour ; dans tous les cas, pour ne pas répéter. Il faut oublier pour rester présent, oublier pour ne pas mourir, oublier pour rester fidèle. »

Ouh là ! Désolé pour cette interminable tartine. Promis, je vais mettre la pédale douce maintenant ! Peut-être ne plus consacrer de critiques qu'aux orphelin(e)s qui, comme ces trois livres, ne se laissent pas oublier, tandis que tant d'insignifiances disparaissent de nos mémoires en un clin d'oeil, offrant avec leur oubli un écrin à nos meilleures lectures.
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Ce petit essai permet à l'auteur de tricoter son expérience d'anthropologue avec ses propres lectures autour de la question du temps et de l'oubli que les sociétés traditionnelles conjurent à leur manière par les rituels de passage, lorsque les sociétés modernes trouvent dans les écrans un palliatif de contrebande. La question du récit y apparaît comme la synthèse d'une humanité, qui, au delà de ses différences culturelles, reconstruit par le mythe, le rite et l'initiation un temps retrouvé, tout en s'accordant, de façon plus ou moins explicite un droit à l'oubli.
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Citations et extraits (12) Voir plus Ajouter une citation
C'est, à mon sens, ce qui distinguera toujours l'histoire du communisme de celle du fascisme : les fictions de l'une ne sont pas celles de l'autre et cette différence saute aux yeux dès que l'on prête attention aux fictions individuelles, aux vies individuelles qui osent ou n'osent pas se dire. Le fasciste est sans mémoire. Il n'apprend rien. C'est dire aussi qu'il n'oublie rien, qu'il vit dans le présent perpétuel de ses obsessions. Beaucoup d'anciens communistes ont évoqué le passé de leur illusion. Entendons-nous jamais la voix des autres ?
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Tous nos souvenirs (même ceux auxquels nous tenons le plus parce qu'ils nous ancrent dans la certitude de notre continuité, de notre identité) sont des "écrans", non pas au sens où ils dissimuleraient des souvenirs plus anciens, mais au sens où ils "servent d'écran" à des "traces" qu'ils dissimulent et contiennent à la fois.
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Les pensées sont casanières et, même chez nous, où elles sont depuis longtemps presque toutes domestiquées, elles gardent un petit fond sauvage : à peine se sont-elles dégourdi les ailes et ébrouées à la lumière du jour, qu'elles se précipitent à nouveau vers les mots qui les abritent.
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Relire, c'est revivre sans anticiper, cultiver l'impression de déjà-vu sans renoncer à voire venir, comme si, l'oubli de l'intrigue ne se dissipant qu'au rythme de la relecture, celle-ci nous restituait en même temps les douceurs du retour et les délices de l'attente.
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L'oubli nous ramène au présent, même s'il se conjugue à tous les temps : au futur, pour vivre le commencement ; au présent pour vivre l'instant ; au passé pour vivre le retour ; dans tous les cas, pour ne pas répéter. Il faut oublier pour rester présent, oublier pour ne pas mourir, oublier pour rester fidèle.
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Marc Augé est l?un des plus grands anthropologues français. Ancien élève de l?École normale supérieure, il a présidé l?École des hautes études en sciences sociales, où il a succédé à Fernand Braudel, Jacques le Goff et François Furet. Fondateur du Centre d?anthropologie des mondes contemporains de l?EHESS, il est l?auteur d?une quarantaine de livres qui font autorité, dont Génie du paganisme, Non-lieux ou encore Une ethnologie de soi. Il a, plus récemment, publié La sacrée semaine qui changea la face du monde, qui a connu un grand succès.
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