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EAN : 9782330174835
144 pages
Actes Sud (04/01/2023)
3.63/5   57 notes
Résumé :
Justine Augier ("De l'ardeur", "Par une espèce de miracle"...) qui pratique et incarne une forme de pudeur et d'éthique littéraire assez uniques voit son projet d'écrire sur la littérature comme lieu de l'engagement entrer en collision avec la maladie et bientôt la mort de sa mère. Alors que la nature même de l'urgence mute, l'intime et l'universel se tressent dans un texte bouleversant de justesse et de clairvoyance. Et qui rappelle le potentiel devenir résistant d... >Voir plus
Que lire après Croire : Sur les pouvoirs de la littératureVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (17) Voir plus Ajouter une critique
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Suite à « De l'ardeur »,(Histoire de Razan Zaitouneh, avocate syrienne) qui lui vaut le prix Renaudot Essai 2017 », et « Par une espèce de miracle (2021) », où elle accompagne dans l'exil Yassin al-Haj Saleh ( une autre figue importante de la dissidence syrienne) , Justine Augier prolonge le geste qui fait de l'écriture le lieu de son engagement avec son dernier livre «  les pouvoirs de la littérature » . Dans ce texte poignant , elle révèle la source de cet engagement : sa mère et les livres auxquels elle l'a initiée très jeune, et qui deviendront une part essentielle de son existence. Un texte qui verra le jour grâce à l'insistance de sa mère peu avant sa mort, une espèce de testament qu'elle exécute ici en lui rendant hommage. Sa mère était Marielle de Sarnez, une combattante, personnage politique , députée du MoDem.

Pour ma part, ce texte confirme encore une fois ma confiance dans le pouvoir de la Littérature qui m'a soutenue durant des moments extrêmement difficiles de ma vie, et qui m'a aussi aidée à changer de perspective et d'attitude pour amorcer ou éviter désagréments , et situations des plus désagréables qui auraient pu aboutir sans sa présence, à des conséquences plus nocives. Mais je pense que ce pouvoir sur nous n'arrive pas du jour au lendemain , les lectures laissent en nous une sédimentation , une espèce de limon , qui s'active au contact d'un nouveau livre qui va nous influencer, toucher, émouvoir …..”Elle fait vivre la pluralité en chacun, donne vie en soi à d'autres regards sur le monde, réactive une manière enfantine de se réinventer, enjoint à déployer des représentations et entraîne l'imagination,… »

Encore une fois je suis admirative de la confiance absolue de Justine Augier, héritée de sa mère, en la possibilité du Changement qui n'appartient à aucune classe, bien que revenant ici souvent sur la guerre civile syrienne qui reste profondément ancrée dans sa conscience, particulièrement parce que le Monde y a été sourd, aveugle et muet, elle exprime l'horreur du « Rien n'est impossible », l'impensable banalité du mal .

Cette femme qui nous a offert deux très beaux livres poignants sur deux joyaux humains qui brillent parmi les ruines de la révolution syrienne, rend ici un superbe hommage à la Littérature en agrémentant son texte de citations d'écrivains et de textes littéraires intéressants. Son adieu à sa mère s'avère aussi et toujours avec la Littérature avec un poème d'Aragon trouvé dans un de ses livres , encadré au crayon :

C'est un rêve modeste et fou
Il aurait mieux valu le taire
Vous me mettrez avec en terre
Comme une étoile au fond d'un trou

Bravo encore une fois Justine ! Ton engagement, ta sensibilité et tes mots me touchent profondément ! Et ta culture littéraire est épatante !

« La vérité, c'est qu'il y a des moments dans l'histoire, des moments comme celui que nous vivons, où tout ce qui empêche l'homme de désespérer, tout ce qui lui permet de croire et de continuer à vivre, a besoin d'une cachette, d'un refuge. Ce refuge, parfois, c'est seulement une chanson, un poème, une musique, un livre. Je voudrais que mon livre soit l'un de ces refuges. »
Romain Gary ( Éducation européenne

«  Ce fut un voyage au plus profond de la lumière »
Henry Miller
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Lire et écrire, actes de résistance

Justine Augier a grandi avec les livres et a compris combien ils étaient essentiels. Dans ce court essai, qui rend aussi hommage à sa mère, elle dit le pouvoir de la littérature. En partageant ses combats et sa peine, elle nous offre un nouvel horizon. Lumineux.

C'est durant le confinement, ce temps suspendu, que Justine Augier a eu l'idée d'écrire sur les pouvoirs de la littérature. Une idée qui va l'accompagner quelques temps et qu'elle va confier à sa mère qui se bat contre une leucémie qui finira par l'emporter. Mais avant sa mort, elle aura eu le temps d'intimer à sa fille sa volonté de la voir mener à bien ce projet. Alors, il n'est plus question de tergiverser. Elle reprend ses notes et se met au travail. Assez vite, elle dresse ce constat: "Les livres sédimentent en moi d'une façon mystérieuse, ils déclenchent de longues et lentes transformations dont il m'arrive parfois de repérer les effets, discernant une preuve du cheminement. le philosophe Emanuele Coccia n'hésite pas à évoquer la radioactivité de l'écriture, pour tenter d'approcher cette façon dont la matière mutante ne cesse de cheminer en nous et d'irradier." Alors revenir à ses lectures, surtout celles partagées avec sa mère, c'est continuer à vivre avec elle. C'est retrouver dans les souvenirs toute ces "figures d'une génération qui font le lien avec une époque qui commence à se dessiner, floue encore, une époque vouée à imprégner mon enfance." Il y a là Romain Gary mais aussi Simone de Beauvoir, Boris Vian, André Malraux et Albert Camus. Des auteurs qu'elle idolâtre et aime découvrir au fil des parutions. Puis viendront Miller, Lowry et Lawrence Durrell auquel Justine doit du reste son prénom.
Des lectures qui donnent des envies d'ailleurs mais poussent aussi à la liberté, y compris celle de s'émanciper de sa mère, de choisir d'autres auteurs, d'autres styles. C'est l'époque où après Camus, elle choisit Sartre, Proust, Claudel, puis Deleuze et Barthes, Blanchot et Derrida. "J'éprouve une joie profonde à découvrir mes auteurs, à découvrir qu'on peut écrire de tant de manières différentes". Quand sa mère lit Yourcenar, elle tourne vers une autre Marguerite, Duras qui lui paraît "tellement plus essentielle et profonde. La grande découverte c'est le Ravissement de Lol V. Stein" et ces mots qui sonnent si justes, ces combats qui réveillent les consciences.
"Sa" Marguerite a poussé Justine vers la révolte, vers les témoignages, vers d'autres héros tels que Razan engagé en Syrie contre le dictateur. "La littérature prend soin des rêves défaits et les attise, dans l'espoir aussi que peut-être et d'une façon mystérieuse, ils puissent cheminer pour en embraser d'autres."
La fille de Marielle de Sarnez, femme politique et brièvement ministre des affaires européennes, réussit avec brio et bonheur à nous faire partager ses bonheurs de lecture et sa conviction qu'il faut toujours avancer dans la vie avec les livres. Quel beau message pour ouvrir la rentrée littéraire 2023 et la promesse de découvrir les nouveaux livres d'auteurs avec lesquels nous cheminons, mais aussi de faire de nouvelles découvertes.

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Choisi à la Librairie Périple2- Boulogne-
Billancourt- Mardi 7 février 2023

Gros coup de coeur pour ce texte " bref et fulgurant " offrant une réflexion puissante sur l' Écriture, entre l'Intime, l'Universel et le Politique ( dans une large acceptation)

Comme Justine Augier l'exprime très explicitement, elle songeait depuis un long moment à ce projet d'écriture, tout en l'abandonnant. Et puis est survenue la grave maladie de sa maman, qui l'incita à reprendre et à concrétiser ce projet de livre...

Ce qui donne à ces lignes une résonance universelle, toute particulière...Un essai mélangeant l'intime, le rapport singulier, unique d'une mère et d'une fille, les souvenirs, l'histoire familiale, et les engagements politiques, humains de l'auteure, pendant 15 ans, loin de la France, pour trouver son chemin, sa propre existence, ses propres engagements( ayant vécu la difficulté d" être la fille de...",fille d'une femme politique célèbre )....
Une réflexion qui nous emmène dans une certaine idée de la Littérature, avec un "L" MAJUSCULE ...

Parmi les grands souvenirs de lectures de lectures...je note dans mes "urgences à lire" les livres d' Alexietvitch....dont Justine Augier parle avec beaucoup de justesse et d'enthousiasme...

Ce récit offre également de belles pages sur la complexité de " La Transmission" entre enfants et parents...et sur "La Transmission" en général...

Je me permets d'ajouter un extrait qui en exprime l'essentielle richesse intellectuelle et émotionnelle :

"Les textes que ma mère m'a fait découvrir émergent à présent les uns à côté des autres, dessinent une carte que j'ai longtemps été incapable de déchiffrer, et d'ici je vois enfin combien ils ont été décisifs, et comme ils sont beaux ensemble. Ceux qu'elle m'a fait découvrir,ceux que j'ai lus pour m'éloigner, ceux dans lesquels je l'ai retrouvée, ceux que j'ai lus pour tenir en son absence : ils composent la carte d'un lieu où la relation persiste et se réinvente. "

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Justine Augier, fille de Marielle de Sarnez, ancienne députée européenne et décédée des suites d'une leucémie, écrit un essai intitulé Croire, sur les pouvoirs de la littérature, en établissant des parallèles entre l'engagement littéraire, politique et médical.

La littérature permet de lutter contre l'enfermement et de se remettre en question individuellement et collectivement. Arme contre l'oubli, issue du frottement entre l'intime, l'autre et l'universel, mettant en lumière des personnages ou événements dans les contextes les plus sombres, employant des mots qui doivent rester choisis, la littérature a, de nos jours encore, un rôle important à jouer.

Dans un livre extrêmement documenté, avec beaucoup de références et citations, Justine Augier présente une réflexion très aboutie sur les pouvoirs et donc les obligations de la littérature et des auteurs. Les analogies qu'elle établit avec l'engagement politique de sa mère donne une autre dimension au récit, tout comme les passages sur les traitements dispensés à l'hôpital et le travail des soignants.

En indiquant que cet essai est une commande de sa mère avant de mourir et en faisant des liens entre la littérature et sa vie, dans la sphère publique et privée, elle lui rend un bel hommage.

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La littérature, un hommage d'une fille à sa mère.
Justine Augier a rassemblé un ensemble de livres et de mots afin de décrire ce qui la lie d'abord inconsciemment puis consciemment, à sa mère. L'ambiance est certes intimiste et dure du fait de la maladie et de la fin de vie de sa mère, mais tout autant tournée vers le politique, le militantisme, le totalitarisme et la philosophie sociale. Ses références littéraires sont multiples et vastes du fait de l'appel à de nombreux textes, textes qui lui parlent, qui lui rappellent la vie de sa mère. Je sous-entends par là que les 140 pages ne sont pas guillerettes mais leur justesse est telle, que j'ai fini par décider que l'ouvrage était tourné vers l'avenir et la possibilité de plénitude que me donne la littérature.
Elle appuie sur la chance que certains ont de pouvoir accéder à des textes et des oeuvres qui ouvrent l'esprit. Elle évoque à quel point, dès que nous pouvons y consacrer une belle part de notre temps, la lecture devient une chance de nous éloigner du désespoir, voire de devenir « un résistant » comme elle le dit si positivement.
Elle y voit pareillement un atout de celle-ci contre l'oubli. Fixer les faits, l'histoire, la psychologie des évènements est une réelle félicité. Et elle a raison.
La liste des auteurs, des grandes figures et des oeuvres cités serait trop longue ou, si j'en donne quelques uns, elle en deviendrait partiale.
Et pour toutes ces idées réunies, Justine Augier a réussi un pari ; celui de nous conforter dans l'idée que l'accès à la lecture, à la culture est une étoile dans notre ciel. Nous sommes sur le bon chemin en conservant notre passion de la lecture, peut-être un des seuls qui maintienne notre cerveau et dirigent plus sensément nos choix de vie.
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critiques presse (6)
LaCroix
24 mai 2023
En livrant le récit intime, tout en pudeur, de la mort de sa mère, Marielle de Sarnez, vice-présidente du MoDem et ancienne députée européenne, l’écrivaine Justine Augier célèbre la force des livres et la beauté de l’engagement.
Lire la critique sur le site : LaCroix
LeDevoir
20 mars 2023
Éprouvant comme plusieurs au cours de l’année 2020 ce « temps d’enfermement et de suspens » devenu la norme, l’essayiste et romancière française Justine Augier (prix Renaudot essai en 2017 avec De l’ardeur) a voulu s’interroger sur les pouvoirs de la littérature.
Lire la critique sur le site : LeDevoir
LesEchos
14 février 2023
« Croire », le nouveau livre de Justine Augier, prix Renaudot essai 2017 pour « De l'ardeur », interroge sur les pouvoirs de la littérature. Tout en brossant le touchant portrait de sa mère emportée en 2020 par une leucémie.
Lire la critique sur le site : LesEchos
Elle
13 janvier 2023
Dans un récit splendide, Justine Augier déclare sa flamme à la littérature et son amour à sa mère, la députée Marielle de Sarnez, disparue en 2021.
Lire la critique sur le site : Elle
LeMonde
06 janvier 2023
Justine Augier ne cache pas que sa mère est Marielle de Sarnez, ancienne députée européenne et vice-présidente du MoDem, morte le 13 janvier 2021 d’une leucémie. Elle raconte avec beaucoup de simplicité leurs derniers moments ensemble et ne veut rien oublier de ce qui s’efface si vite et qui ne peut se résumer à une carrière ou à des faits : l’intime, le don, le lien puissant auquel il est bien difficile de donner une existence sociale.
Lire la critique sur le site : LeMonde
RevueTransfuge
03 janvier 2023
Dans un très beau récit, Croire, Justine Augier livre sa vision de la littérature et rend hommage à sa mère, femme engagée et flamboyante jusqu'au bout.
Lire la critique sur le site : RevueTransfuge
Citations et extraits (61) Voir plus Ajouter une citation
J’accordais alors beaucoup d’importance aux livres comme objets, les traitais avec respect quand ma mère les cornait et n’en prenait aucun soin. J’ai ce souvenir : nous sommes dans un avion, je dois avoir une douzaine d’années, ma mère a emporté avec elle l’un de ces gros romans policiers de Patricia Cornwell dont j’ai commencé à lire quelques pages alors qu’elle l’avait posé un instant. Quand elle le récupère, sans rien dire, sourire en coin, bien consciente de mon air ébahi mais n’en montrant rien, elle arrache le premier chapitre pour que je puisse continuer de lire et nous poursuivons ainsi, lisant côte à côte le même livre qu’elle déchire peu à peu.
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Au centre de L’Espèce humaine, la volonté de parler et d’être entendu, la volonté d’explorer et de connaître, débouche sur cette confiance illimitée dans le langage et dans l’écriture qui fonde toute littérature.
(Robert Antelme)
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L'écrivain, "garant du sens" comme l'écrit Canetti, se doit de réarmer la langue, de travailler les charnières, entre les mots ,entre les phrases et le réel, en se délestant des clichés et des mots gelés, en s'interrogeant sur le sens et les enjeux de " chaque " mot prononcé, en tendant du moins vers cet idéal, pour renouer avec une langue agile et opérante. (...)

C'est en cet endroit que Claude Simon envisage le pouvoir de la littérature, ténu et immense: "Concevoir un engagement de l'écriture, qui, chaque fois qu'elle change un tant soit peu le rapport que par son langage l'homme entretient avec le monde, contribue dans sa modeste mesure à changer
celui-ci"

( p.107"
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C’est dans cette place laissée en soi à l’autre que naît la possibilité d’une conversation intérieure, ressort même de la pensée selon Arendt qui évoque la banalité du mal dans ses textes sur le procès d’Eichmann, comme une inaptitude à penser qui relève d’un manque d’imagination, une inaptitude à entretenir un dialogue entre soi et soi, une façon de faire tourner sa conscience dans un espace clos, sans jamais plus la confronter à l’autre.
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(Les premières pages du livre)
Dans un temps d’enfermement et de suspens qui rendait curieusement attentif aux dangers de l’époque, l’envie d’écrire sur la littérature et ses pouvoirs m’a traversée une première fois. Elle naissait d’une croyance familière bien qu’intermittente en la puissance de la littérature face à ce qui enferme, écrase le temps, les identités, la langue, les possibles, les luttes et les espoirs. Pendant le confinement, cette croyance est donc revenue m’habiter, et les pouvoirs du livre trouvaient des contours presque nets alors que je venais de raconter l’histoire de Razan Zaitouneh, avocate, écrivaine et figure de la révolution syrienne, et celle de son ami, le penseur et écrivain Yassin al-Haj Saleh.
Tous deux nous mettaient en garde – Yassin avait prévenu, s’adressant aux Européens : La Syrie est votre futur, et cette phrase ne cessait de me hanter –, mais ils dégageaient aussi de l’espace, eux qui inventaient, pensaient et écrivaient d’une façon neuve, ouvraient des brèches, laissaient entrevoir un peu de ces échappées tant espérées.
Je le devinais, la clarté de cette vision serait éphémère, vouée à s’effilocher et se défaire, ses contours seraient bientôt perdus, rendus au mystère pour être de nouveau cherchés. Mais en ces temps suspendus qui nous enjoignaient de revenir à l’essentiel, dans lesquels vibraient toutes nos craintes, existentielles et politiques, j’ai pensé trouver de quoi tenir en me tournant vers ce que peut la littérature contre ce qui entrave, au-delà de ces semaines confinées, en revenant à cette croyance ténue mais entière en une capacité des phrases à changer quelque chose au réel, par l’entremise de ceux qui lisent. Puis, à mesure que la vie reprenait son cours, cette foi a faibli et bientôt, quand je la considérais hors du travail d’écriture, revenue de l’immersion profonde, elle avait perdu de son aura brûlante, avait laissé place à une sorte de lubie, vaguement ridicule. J’aurais pu tenter de raconter l’intermittence de cette croyance puisqu’elle fait partie de la question, cette difficulté que nous avons à croire une fois pour toutes à la possibilité de déplacer, même de façon infime, une situation qui semble perdue d’avance, mais j’ai renoncé et mis de côté les quelques pages écrites.
L’hiver suivant, cette envie s’est imposée de nouveau. Cinq mois plus tôt, nous avions découvert que ma mère souffrait d’une leucémie dont elle allait mourir un mois plus tard. Elle avait passé la plus grande partie des cinq mois qui venaient de s’écouler enfermée dans une chambre semi-stérile à la Pitié-Salpêtrière, une pièce séparée du reste de l’hôpital et du monde par un sas, une pièce dans laquelle, à part le personnel médical, seuls mon frère et moi avions le droit de pénétrer mais pas en même temps, chacun de nous s’y rendant un jour sur deux pour y passer quelques heures. L’un de ces jours sur deux, j’ai évoqué l’envie qui m’avait traversée. Quand ma mère était séduite par une idée, elle devenait incapable d’y renoncer, s’y consacrait à sa manière, subtile et tenace, résolue à agir mais sans trop en avoir l’air, trouvant des moyens détournés, et s’il s’agissait ainsi de soutenir et d’accompagner, elle donnait l’impression d’une présence presque magique à vos côtés, tant elle savait se faire discrète et efficace.
Cinq mois après le diagnostic et un mois avant sa mort, en décembre 2020, elle porte un pull en laine bleu marine col en v, bien droite, le pull devenu trop grand, le bout de ses doigts repliés sur le revers des manches (J’insiste sur le fait qu’il y a toujours un détail qui “crispe” le souvenir, qui provoque cet arrêt sur image, la sensation et tout ce qu’elle déclenche, Annie Ernaux). Le col en v révèle les taches de rousseur sur la peau blonde dont je sais depuis toujours la chaleur et l’odeur, quelque chose dans son visage, dans la place qu’y ont pris ses yeux, donne à chaque mot prononcé, même le plus anodin, une forme de gravité, mais sans peser. On pourrait penser que nous sommes en train de compter les mots qui lui restent à dire mais ce n’est pas le cas, nous nous concentrons entièrement sur l’oubli de la possibilité du pire, et peut-être la gravité vient-elle de là, de cet effort intense que nous fournissons toutes les deux sans relâche. C’est en tout cas ce que je pense sur le moment. Maintenant j’ai compris que ce n’était pas le cas, qu’elle savait très bien ce qu’elle faisait, qu’elle avait comme toujours un coup d’avance.
Nous avons appris à circuler dans la petite chambre aux murs mauves, appris à nous y passer les objets, à nous y croiser, et ce jour de décembre nous attendons les résultats d’une analyse, celle d’un fragment de moelle osseuse prélevé la veille dans sa crête iliaque, et nous pressentons la rechute après des mois d’une rémission qui devait permettre greffe et espoir. Nous avons déjà occupé le temps en regardant sur la petite télévision suspendue un documentaire consacré à la métamorphose des chenilles, concentrées devant la beauté curieusement appropriée du spectacle, et là nous sommes debout, très proches l’une de l’autre, je me suis levée pour la laisser reprendre sa place et je ne sais trop comment dire ce moment, malgré son intention qui aujourd’hui me semble claire, ce n’est pas comme si elle tentait de dramatiser l’instant, comme si elle disait écoute, je te parle depuis ce lieu où je me sais condamnée. Son regard bien planté dans le mien, ses doigts jouant un peu avec le revers de la manche elle dit seulement, alors que nous n’avons pas évoqué ce sujet depuis des semaines: Il faut que tu l’écrives, ce livre sur la littérature et ses pouvoirs. J’ignore quelle idée elle s’en fait, ce qu’elle imagine depuis son enfermement, à quel point son envie peut ressembler à la mienne, mais une chose est sûre, la possibilité de ne pas l’écrire disparaît.
Un an après sa mort je la revois, me laisse envahir par son visage concerné, l’écoute me passer commande et me donner rendez-vous, comme si elle avait su que la force pourrait venir à me manquer, qu’il lui faudrait encore me soutenir et se pencher avec moi sur ce texte à écrire, qui deviendrait aussi un lieu où nous retrouver.

PARLER AU FANTÔME
J’ai découvert l’existence de Razan Zaitouneh en même temps que je découvrais sa disparition, dans un documentaire qui avait été filmé alors qu’elle se trouvait à Douma, une ville de la banlieue de Damas, bombardée et assiégée mais libérée de la présence du régime Assad, où Razan tentait avec d’autres d’in- venter la Syrie nouvelle. Apparition furtive d’une jeune femme blonde et menue de trente-sept ans, qui demande à celui qui tient la caméra d’arrêter de la filmer avant d’ajouter, sourire en coin: Je ne plaisante pas. J’ai vu ce film alors que je vivais à Beyrouth, en 2014, près d’un an déjà après la disparition de Razan, dans la nuit du 9 au 10 décembre 2013.
Razan Zaitouneh s’est toujours opposée au régime de Bachar al-Assad, dont elle s’est acharnée à documenter les crimes, mais elle a été enlevée avec trois camarades par le groupe islamiste qui avait fini par prendre le pouvoir à Douma, a ainsi disparu comme tous ceux qui partageaient la vision d’un régime démocratique et pluriel. Ces opposants avaient méthodiquement été pris pour cible et finissaient alors d’être éradiqués après avoir été poussés à l’exil, torturés, tués ou torturés encore. Ils ont été écrasés avec la révolution et ses promesses, et puis ils ont été écrasés une seconde fois, par l’indifférence et l’oubli que le monde leur a réservés quand pourtant jamais écrasement n’avait été si bien documenté : centaines de milliers de preuves à disposition pour qui aurait la force de chercher à savoir.
Le monde a ignoré la Syrie. L’Europe aussi, qui s’était pourtant construite après la Seconde Guerre mondiale en faisant de certaines valeurs universelles son socle, en affirmant sa détermination à lutter contre le fascisme, en affirmant avec force – et dans cet espoir résidait en grande partie la beauté de son programme – que certains crimes concernaient l’humanité et qu’il fallait tout mettre en œuvre pour que jamais ils ne se reproduisent. J’ai grandi dans une Europe en construction que les pays rejoignaient les uns après les autres et c’était chaque fois une fête, rien ne semblant pouvoir arrêter ce mouvement, idée folle qui était la nôtre d’un progrès constant, d’une modernité dans laquelle dorénavant nous aurions été bien établis. La construction venait après la grande destruction et ces deux termes étaient devenus inséparables : il fallait garder en mémoire les crimes mais c’était certain, nous étions parvenus à sauver quelque chose des ruines. Pourtant nous avons renoncé à considérer les femmes et hommes syriens qui se sont battus pour un idéal que nous prétendons incarner, et ce que révèle ce renoncement est vertigineux – nous l’avons entraperçu peut-être, le temps d’un court frisson, d’une peur ancienne que nous avions cru disparue, alors que la Russie envahissait l’Ukraine.
Razan et ses camarades ont produit des preuves sur les crimes commis par le régime Assad pour échapper à un premier enfermement – c’est toujours ce qu’ils font, ils passent leur temps à trouver des brèches pour se dégager de l’état de siège, pour lutter contre l’idée même d’une absence d’alternative –, enfermement d’un temps défait de son passé, de sa mémoire, un temps statique voué à un éternel présent, privé d’avenir et de la possibilité d’un déplacement du réel. Ils ont réuni ces preuves pour répondre à ce slogan du régime syrien : Assad pour l’éternité, pour répondre à ce régime qui tentait de nier sa propre finitude en privant le peuple syrien de son histoire.
Yassin al-Haj Saleh, qui a passé seize ans dans les prisons d’Hafez al-Assad, dont le frère a disparu après avoir été enlevé par l’État islamique, dont la femme, Samira al-Khalil, a disparu à Douma en même temps que Razan, a écrit sur la façon dont les révolutionnaires ont voulu s’élever contre l’idée d’une Syrie qui serait terre d’oub
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Videos de Justine Augier (9) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Justine Augier
À l'occasion de la 25ème éditions des correspondances de Manosque, Justine Augier vous présente son ouvrage "Croire : sur les pouvoirs de la littérature : récit" aux éditions Actes Sud. Rentrée littéraire automne 2023.
Retrouvez le livre : https://www.mollat.com/livres/2672967/justine-augier-croire-sur-les-pouvoirs-de-la-litterature-recit
Note de musique : © mollat Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
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