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Critique de Nastasia-B


Dans le film documentaire La Femme aux cinq éléphants, Svetlana Geier (celle qui a retraduit en allemand les cinq gros romans de Dostoïevski) explique que selon elle, qui possède à présent une connaissance presque intime de l'auteur, Fiodor Dostoïevski a toujours écrit et réécrit le même livre, à quelques nuances près. Je ne sais si l'on peut en dire autant de Jane Austen mais force est de constater qu'il existe d'étonnantes similitudes entre Sense & Sensibility (Le Coeur et la Raison ou Raison et Sentiments selon les traductions), premier roman publié de l'auteure et Pride & Prejudice (Orgueil et Préjugés), son second.

C'est particulièrement vrai des deux soeurs principales des deux romans. En effet, l'Elinor ici présente rappelle à s'y méprendre la Jane d'Orgueil et Préjugés, idem pour la Marianne Dashwood du Coeur et la Raison qui est jumelle homozygote d'Elizabeth Bennet. C'est vrai également d'une foule de personnages dont on retrouve à peu de choses près toutes les caractéristiques (Ici Willoughby — nom qui ne doit rien au hasard car repris à Fanny Burney dans son Evelina — annonce fortement Wickham d'Orgueil et Préjugés, même chose pour Mrs Ferrars vis-à-vis de Lady de Bourgh ; Mrs Dashwood, belle-soeur d'Elinor, comparée à Caroline Bingley, Edward lui-même n'est pas sans évoquer fortement Darcy. Bref, inutile d'en faire la liste exhaustive, on peut quasiment tous les transposer.)

La principale différence enregistrée ici par rapport à l'oeuvre suivante, est la différence de focalisation. Dans le Coeur et la Raison, nous nous identifions davantage à Elinor, la soeur aînée pleine de pondération et qui est dans un contrôle absolu d'elle-même (rôle qui est tenu par Jane dans Orgueil et Préjugés et qui n'est pas l'héroïne). En revanche, Orgueil et Préjugés cherche à nous faire prendre le point de vue d'Elizabeth, la cadette tout feu tout flamme, romantique à l'excès et au caractère bien trempé. (Ici, ce rôle est dévolu à Marianne et, vous l'aurez compris, ce n'est pas elle l'héroïne principale.)

Si l'on se résume, donc, avec un même canevas, Jane Austen nous propose une relecture basée sur une focalisation différente. En ce qui me concerne, quoique j'aie bien aimé cette mouture, je la trouve très sensiblement inférieure à Orgueil et Préjugés. Ceci est, selon moi, imputable à trois éléments :

Premièrement, une héroïne sage et pondérée, cela fait toujours moins de spectacle qu'une héroïne qui ne s'en laisse pas conter. Une héroïne pondérée évitera les gros pièges tendus par la passion, tandis que l'autre y sautera à pieds joints, si bien que, d'un point de vue romanesque, nous autres lectrices et lecteurs peu scrupuleux aimons généralement mieux voir celui ou celle qui se prend carrément les pieds dans le tapis plutôt que celle qui avance timidement sur la pointe des pieds en évitant les grosses chutes.

Deuxièmement, si l'auteure, Jane Austen, tient tant à nous raconter deux fois la même histoire, sachant qu'elle-même est la cadette de sa famille parmi les filles, sa soeur aînée étant Cassandra et tout, et tout ce qu'on peut lire dans sa biographie, c'est qu'il y a vraisemblablement un fort pesant autobiographique là-dedans et, sachant cela, quelle sera l'oeuvre la plus aboutie ? Celle qui parlera d'elle-même ou celle qui parlera de sa soeur aînée ? Eh oui, fatalement, celle qui parlera plutôt d'elle-même, donc, Orgueil et Préjugés.

Enfin, troisième et dernier point de comparaison romanesque, l'ouvrage est plus linéaire, plus prévisible, plus simpliste ici que dans la version suivante. On sent moins le fil se tendre, les intrigues se mêler les unes aux autres. Bref, notre coeur reste à l'image de celui d'Elinor, calme et pondéré, tandis que dans Orgueil et Préjugés, notre coeur s'emballe au rythme de celui d'Elizabeth et tout ceci concourt à une impression moins impressionnante, de mon point de vue.

Qu'en est-il du synopsis ? Nous suivons une famille de la Gentry anglaise, c'est-à-dire de l'aristocratie provinciale dont la richesse émane de la possession des terres agricoles. Nous avons affaire à une famille plutôt modeste, c'est-à-dire qui peut vivre de ses rentes sans travailler mais pas dans une aisance débordante.

Au demeurant, la famille Dashwood a à subir une fragmentation de son patrimoine car le père a eu un fils d'un premier mariage. Devenu veuf, il s'est remarié et a eu trois filles de sa seconde épouse avant de s'éteindre lui même. En théorie, selon les règles de l'époque (fin du XVIIIème siècle), à peu près tout revenait au fils et à peu près rien à ses trois demi-soeurs. Avant de mourir, Monsieur Dashwood père a fait en sorte de ne pas laisser complètement son épouse et ses filles à la rue, mais elles doivent à présent compter chaque sou. Un beau mariage est donc plus que souhaitable pour les deux aînées, sachant qu'à 19 et 17 ans, elles entrent dans la course, si l'on peut dire…

D'un point de vue économique, Elinor et Marianne sont un très mauvais parti pour les représentants de la Gentry. Moralement et physiquement, c'est plutôt l'inverse. Se trouvera-t-il de valeureux prétendants pour passer outre l'orgueil et les préjugés liés à la fortune et pour ne s'intéresser qu'à ces deux charmantes âmes elles-mêmes indépendamment de toute considération d'ordre pécuniaire ? Ne seront-elles considérées que pour leur beauté physique comme on pourrait le redouter ?

Jane Austen s'en donne à coeur-joie pour railler la mesquinerie de ces soi-disant « aristocrates » et, pour celles et ceux qui m'accuseraient de trop parler dans cette critique d'orgueil et préjugés, je me permettrai simplement de leur recopier ce passage, qui, selon moi, en dit long sur le double projet romanesque de l'auteure. Il se situe au chapitre XIII du volume II :

« Elle avait suffisamment vu se manifester son orgueil, son étroitesse d'esprit et le préjugé tenace qu'elle avait conçu à son endroit pour saisir l'étendue des difficultés qui auraient contrarié ses fiançailles avec Edward et retardé leur mariage, si par ailleurs le jeune homme avait été libre. »

En somme, un bon roman, plaisant mais pas du calibre d'Orgueil et Préjugés d'après mes seuls critères d'appréciation. À vous de voir et de vous forger votre propre opinion à ce propos car vous savez à présent que ceci n'est que mon avis, et que d'avis, tout le monde en a un, si bien que 1 sur 7 milliards, ça ne représente vraiment pas grand-chose.
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