Christine Aventin nous livre ici une réflexion sur le féminisme à travers une analyse des romans de Fifi Brindacier et nous propose le
féminiSpunk comme alternative au féminisme blanc et bourgeois habituellement mis en avant. Pippi Longues-chaussettes -de son vrai nom- serait la pionnière du mouvement, de par sa radicalité anarchiste.
Il est beaucoup question de langue dans cet essai et particulièrement de la traduction qui est faite des aventures de Fifi. La version française, éditée par Hachette et soumise aux antiques lois sur les publications pour la jeunesse, est tellement édulcorée et niaise qu'une grande partie de l'humour et de l'insolence de notre petite rousse à la force herculéenne disparait. On découvre donc que l'originale est encore plus iconoclaste qu'il y parait et qu'elle est même parfois politique, par exemple lorsqu'elle doit affronter un certain Adolf, homme le plus fort du monde, piteusement rebaptisé Arthur le Costaud en français...
Aventin nous rappelle le besoin de créer des mots, comme le fait Fifi, pour exprimer des réalités tues jusque là : ce qui ne peut être nommé n'existe pas.
Fifi fait exploser les codes mais le système est toujours à l'affut pour récupérer les mouvements d'opposition, quels qu'ils soient. le féminisme est happé par des bulldozers comme Mattel qui créent des poupées à l'effigie de "femmes d'exception" ou par le gouvernement suédois qui met en avant son "héroïne nationale" pour montrer à quel point les filles sont bien traitées dans ce pays. de ce fait, le combat collectif pour l'égalité et la reconnaissance est gommé au profit d'un individualisme de bon aloi, beaucoup moins dangereux. Il en va de même pour d'autres pratiques "en marge", récupérées par le système : le queer ou les squats désormais investis par de jeunes ingénieurs en mal de rébellion alors que les migrants et les sans abris continuent à dormir dehors, n'ayant pas accès à ces logements délaissés par leur propriétaire, ignorant les démarches à suivre et le langage à tenir pour obtenir leur occupation provisoire.
Et de constater qu'une héroïne n'est pas l'égale d'un héros car elle devrait, outre les qualités requises par un héros, être douce, sexy et bienveillante...
Toujours parlant de la langue, Aventin la maîtrise plutôt pas mal et c'est plaisir que de lire son ouvrage rendu extrêmement vivant grâce à l'emploi de la deuxième personne ou aux dialogues et aux interventions de ses copines. Ces remarques - de
Joëlle Sambi entre autres- apportent parfois un éclairage neuf sur ses propos et en prennent même parfois le contre-pied. Ca part de Fifi mais ça lorgne du coté des Riot Grrrls et des grandes penseuses féministes (
Audre Lorde,
Isabelle Stengers etc.).
Tout en continuant son exploration de l'univers de Fifi, l'autrice s'interroge sur les éventuelles failles de la série, se posant par exemple la question du racisme. Ceci la mène à un questionnement plus large sur le féminisme, mouvement blanc et bourgeois, qui peine à inclure les minorités et entre de facto en concurrence avec d'autres mouvements d'émancipation (femmes noires, trans, femmes pauvres…). Cette division des forces affaiblit le mouvement.
Une autre cause d'affaiblissement est l'omniprésence du care et du safe qui pourrissent le discours féministe et les relations entre femmes. le care (fait de prendre soin des autres) est souvent délégué aux femmes moins favorisées pour que les autres puissent se débarrasser de cette "corvée" pour se hisser à égalité avec les hommes qui sont généralement libres et détachés de ces besognes. le safe quant à lui, fait qu'on tente souvent de ménager les autres, de ne pas heurter les sensibilités, parfois de façon ridicule ; on est dans une bienveillance outrancière qui évite toute anicroche mais comment contaminer les autres sans conflit, sans remise en question, sans instiller le doute ?
Partout on parle du "droit des femmes", de la "journée de la femme", de "l'émancipation des femmes", etc. le mot "femme" est teinté de sous-entendus qui le disqualifient pour la lutte. Aventin lui préfère "fille" qui est plus empli de vie et porteur d'un potentiel d'émancipation plus important. Au-delà de l'utilisation d'un vocabulaire adapté, la société nous pousse à la schizophrénie : on somme les femmes d'être indépendantes, autonomes et libres mais on les astreint à répondre aux normes en termes de physique et de caractère. Et de revenir à Fifi qui souhaiterait être une pirate et une vraie dame tout à la fois ; cette petite avait décidément tout compris !