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Critique de Alzie


Parcours exceptionnel que celui de ce peintre d'origine lettone (né à Dvinsk), aux avant postes d'une peinture abstraite, fondée sur un rapport étroit, d'intimité, entre le spectateur et l'oeuvre. Tout le monde a pu voir au moins une fois l'une des vastes toiles si emblématiques de sa dernière période. Il n'empêche, la France est pauvre en oeuvres de Mark Rothko.

Les éditions Taschen offrent ici et pour un prix modique une consolation notable avec cette monographie réussie le concernant et une reproduction des oeuvres d'excellente qualité. Dès les premières pages le plaisir visuel à les regarder est immense. Étonnant peintre américain que Mark Rothko (1903-1970) dont l'art ne se résume pas à une simple et réjouissante apothéose chromatique. Il détestait d'ailleurs être assimilé à un grand coloriste. C'est plutôt sur le terrain d'une "réalité transcendantale" qu'il faut s'aventurer, à la suite de l'auteur, Jacob Baal-Teshuva, pour que se dévoile son oeuvre où plane l'ombre de "La Chambre rouge" de Matisse découverte par Rothko au Moma.

En regard de l'iconographie les éléments biographiques et d'analyse indispensables à la compréhension de l'oeuvre sont présentés par un texte sobre et équilibré ; chronologie et bibliographie sélective, en fin d'ouvrage. Rien à reprocher si ce n'est l'absence de notice sur l'auteur du texte - détail. Ce qu'on appelle une excellente synthèse, donnant les bases d'une première approche. À mettre sans aucun doute entre toutes les mains, même les plus petites pourquoi pas. Surtout si l'on découvre que le peintre, dès 1929, enseigne le modelage et la peinture aux enfants de Brooklyn et ce, jusqu'en 1952. Contacts fructueux avec la créativité et la spontanéité enfantines qui vont nourrir durablement sa conception de l'art.

Mark Rothko, de son vrai nom Markus Rothkowitz, émigré juif fuyant les pogroms de la Russie tsariste finissante et arrivé aux Etats-Unis (Portland) à l'âge de dix ans, a obtenu la nationalité américaine en 1938 et raccourci son nom en 1940. Brillant et polyglotte, musicien à ses heures et amateur de philosophie - il aime Platon et Nietzsche -, lit L'Orestie d'Eschyle, s'inscrit à l'université de Yale (sciences humaines) qu'il quitte assez rapidement. Laissant de côté quelques ambitions d'acteur pour se former au graphisme, au dessin et à la peinture, auprès de Max Weber (pionnier de la peinture moderne américaine) puis de Milton Avery. Ceci pour résumer très succinctement les premières années du peintre durant lesquelles est aussi examinée la question de l'influence de l'éducation talmudique sur l'oeuvre.

Son évolution de peintre et les influences marquant son oeuvre sont parfaitement développés dans le contexte américain d'époque. Parmi les expressionnistes abstraits que l'on va rapidement fréquenter entre ces lignes, Rothko émerge aux côtés de Jackson Pollock, Willem de Kooning, Adolph Gottlieb, Robert Motherwell, Franz Kline, Clyfford Still, Barnett Newman, adeptes d'une démarche picturale, plus que d'un style : avec Still et Newman, Rothko appartient à la colourfield-painting. Tous ces artistes ont en commun d'avoir entendu parler de Piet Mondrian, Max Ernst, Marc Chagall, d'André Masson, Robert Matta, Yves Tanguy, André Breton, émigrés à New York dans les années quarante. Les deux grandes expositions organisées par le Moma en 1936, autour du cubisme et, du dadaïsme et du surréalisme, l'ouverture de la galerie Peggy Guggenheim en 1942, auront aussi un retentissement profond sur le milieu artistique.

Le régionalisme ou un certain réalisme social dominait alors dans la peinture américaine et trouver une place au soleil relevait de la gageure. "Nous étions des parias. [...] Pour la plupart des marchands d'art et des collectionneurs, nous étions totalement irrecevables. Nous nous sommes regroupés pour nous soutenir les uns les autres", dira Adolph Gottlieb (p.26) : ce sera le groupe d'avant-garde "The Ten" (1935-1939). Un seul crédo : liberté artistique. Comme tous les grands artistes et les natures inquiètes, Rothko a entretenu des rapports parfois compliqués avec Galeries et collectionneurs, argent et célébrité. Sa vie privée était aussi faite de dépressions, un aspect que le texte n'édulcore pas, sans non plus lui accorder une importance excessive. A partir de 1950, il se refuse à parler de ses peintures et dans les années soixante, il prend ombrage de la montée en puissance des artistes du Pop Art et du Nouveau Réalisme.

Reste le mystère de l'artiste, le choc de sa peinture. La grande originalité et la puissance de Rothko résident dans le fait de concevoir l'art comme "l'essence d'un drame humain universel" en prise directe avec l'émotion. Éliminant peu à peu tout ce qui peut rappeler une figuration quelconque, la concentration vers toujours plus d'intériorité s'apparente chez lui à une expérience quasi spirituelle, mystique peut être. Une grande visibilité est accordée à cette évolution singulière et passionnante de sa création artistique. Elle pourra apparaître par trop "périodisée" à certains, mais elle montre, au contraire, un parcours édifiant qui s'accomplit au fil du temps, des "Subway paintings" à son point d'orgue : la Chapelle de Houston. Oeuvres qualifiées de réalistes pour la production de jeunesse, puis années surréalistes, auxquelles succèdent une transition (1946-1949) d'où sont issues les "Multiforms", ainsi dénommés par la critique après sa mort, avant l'ultime période dite classique, de 1949 jusqu'à son suicide en 1970.
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