C'est d'abord une claque visuelle. Les premières pages, particulièrement, sont superbes : au moins, tout finira bien. Car l'album commence par la fin et se termine par le début, et à chaque fois, c'est l'humanité qui en est au centre. Visuellement donc,
Shangri-La de
Mathieu Bablet joue sur les contrastes : l'univers baigne dans un noir profond où seules les planètes et les étoiles imposent leurs vives et magnifiques couleurs. A l'intérieur de la station, une seule couleur domine et la multitude de détails, ainsi que la symétrie des formes, enchantent le lecteur qui aime à s'attarder sur une case.
Shangri-La est une oeuvre riche par les thématiques qu'elle aborde : consumérisme, exploitation économique de l'homme, conflits sociaux et interethniques, problèmes environnementaux (car, même dans l'espace, l'homme est néfaste pour son environnement), place de l'homme dans l'univers entre le divin et le néant, eugénisme, légitimité de la révolte, conditions du bonheur ...
Tout commence sur une planète désertique où, le jour, le soleil est trop brûlant pour qu'on y vive. Un homme s'y trouve, cependant, seul représentant de son espèce, à la recherche de nourriture. Son allure d'homme des cavernes ne colle pas avec la combinaison spatiale qu'il possède, ni avec les appareils électroniques qui lui annoncent l'effondrement du soleil dans quelques heures.
Un million d'années plus tard, c'est-à-dire autrefois dans la vie de cet homme, l'humanité vit recluse dans une station spatiale en orbite autour de la Terre. Celle-ci a été rendue inhabitable par les conflits nucléaires. Scott - c'est le nom de l'homme - explore des laboratoires spatiaux qui ont été soufflés par l'implosion d'une boule d'antimatière. Cette dernière est indispensable au projet des scientifiques : créer une nouvelle espèce humaine, homo stellaris, destinée à vivre sur Titan. L'homme ancien deviendra Dieu.
En attendant la déification des hommes, ceux-ci vivent dans une station où une seule entreprise, Tianzhu, les emploie, les rémunère et pourvoie à tous les éléments de confort du quotidien. Partout, la publicité s'affiche : les femmes nues aux formes généreuses vendent des téléphones, des tablettes : toutes sortes d'appareils qui atrophient peu à peu la capacité sociale des hommes, enfermés dans des univers virtuels. Parmi les hommes vivent également des animoïdes, mélange d'animaux (chiens et chats en particulier) et d'hommes, et doués de parole. Régulièrement pris à partie par les hommes, ils leur servent de soupape de sécurité et de défouloirs aux épanchements sociaux. En un mot, ils jouent le rôle de la minorité honnie.
Par ce système économique et sociétal, Tianzhu estime offrir aux hommes les conditions du bonheur : égalité économique, fin de la pauvreté, désirs consuméristes comblés. Toutefois, des rebelles mènent le combat pour plus de liberté. Sous l'égide de celui qui se fait appeler Mister Sunshine, la révolte gronde, avant d'éclater et de provoquer un bain de sang. Scott, attaché à son mode de vie individualiste, refuse dans un premier temps les demandes d'aide de ses compagnons de voyage spatial, parmi lesquels figure
Virgile, son frère. Mais son ostracisation des décisions stratégiques de Tianzhu le pousse à se poser des questions et à franchir le pas.
A la poursuite du paradis, de ce
Shangri-La auquel les scientifiques attribuent le nom à la plaine de Titan où s'installera homo stellaris (dans un nouvel Eden, donc), l'humanité montre ici toute sa beauté et toute son horreur. En se déchirant, cette humanité réduite semble montrer qu'au paradis, il n'y a pas de place pour elle.