Un livre à lire sans se presser, en prenant des notes pour pouvoir suivre son raisonnement. Son analyse est tellement fine et complexe, qu'il faut s'habituer à faire des pauses, comme des points d'étape.
Son objectif est l'analyse de l'image poétique (attention il ne s'agit pas de l'oeuvre poétique qui s'apparente à une composition d'images). Il considère que le raisonnement scientifique n'est pas adapté et suffisant pour cela, car l'image poétique vient de l'âme. Une notion qui se différencie de l'esprit. L'analyse psychologique ou psychanalytique n'est donc pas opérationnelle. Gaston Bachelard considère, comme René Char, que le poète est celui qui est capable de créer des images qui déclencheront en nous, lecteurs, un retentissement, parce que ses images touchent à notre primitivité, à nos origines.
Un voyage au cœur de l'être, dans l'indicible ; là où les concepts demeurent impuissants à cerner certains flottements d'une réalité qui nous échappe, qui se laisse deviner, et que les poètes seuls ont la capacité d'approcher au détour de l'image qui surgit grâce à la rêverie. Une rêverie qui semble bien antérieure à la mémoire.
C‘est donc le royaume de l'imaginaire tel qu'il se laisse appréhender sans a priori à travers la poésie que Bachelard aborde dans un langage simple, clair et fluide.
À lire et à relire à satiété.
Gaston Bachelard: La poétique de l'espace (1957)
Ce livre au titre grandiose apporte des surprises. Sur la forme d'abord. L'inventeur de l'obstacle épistémologique ne fait pas table rase. Il a lu les poètes connus ou oubliés. Ses citations sont innombrables et il donne aussi la parole à d'anonymes philosophes, analystes, phénoménologues et topo-analystes (le maître de maison?). Ses digressions font appel à des ouvrages antérieurs ou à écrire, ou à des chapitres à venir. Il a le verbe facile et le sens de la formule : "dans l'enseignement oral, animé par la joie d'enseigner, parfois, la parole pense. En écrivant un livre, il faut tout de même réfléchir" (p. 21). Surprise sur le fond ensuite. Il titre sur l'espace mais décrit des refuges intimes, de confinement croissant: la maison, l'armoire, le nid, la coquille. Il y pratique l'auto-ironie: l'image de la coquille/maison "appartient à l'indestructible bazar de l'imagination humaine".
Mais quel est son analyse de l'image et de l'espace en poésie, et qu'apporte la phénoménologie? Quel est le rôle de la "conscience rêveuse"? Les longues paraphrases surprennent quand on a appris de Valéry que l'essence de la poésie est "la capture et la réduction des choses difficiles à dire". Deux chapitres donnent un mode d'emploi plutôt qu'une explication, l'avant-dernier ("La dialectique du dedans et du dehors"), et l'introduction que j'ai lue avant et après le texte selon mon habitude. "Il faut être présent, présent dans l'image, dans la minute de l'image" (page 1). "Le poète ne me confère pas le passé de son image et cependant son image prend tout de suite racine en moi" (p. 2). "L'image, dans sa simplicité, n'a pas besoin d'un savoir. Elle est le bien d'une conscience naïve. En son expression, elle est jeune langage. le poète, en la nouveauté de ses images, est toujours origine de langage" (p. 4). "De telles images sont instables. Dès qu'on quitte l'expression telle qu'elle est, telle que l'écrivain nous l'offre en totale spontanéité, on risque de retomber au sens plat et de venir s'ennuyer dans une lecture qui ne sait pas condenser l'intimité de l'image" (p. 204). Il n'y a pas de thèse ni de démonstration, mais un constat: le "retentissement" est une résonance. le poète est radicalement libre. Il offre sa création au lecteur qui le/la reconnaît.
La poésie est un monde, et, qui dit monde dit espace dans lequel évolue ce monde.
" L'image poétique n'est pas l'écho du passé, C'est plutôt l'inverse : par l'éclat d'une image, le passé lointain résonne d'échos". Bachelard étudie la phénoménologie de l'espace poétique. Quelles sont ces images que voit, entend et nous dit le poète ? Par quel chemin ces images résonnent elles en nous comme images universelles? Comment ce dedans de l'être peut il être extraordinairement si proche du dehors connu, su, ressenti de tous ? Cave, grenier, porte, lampe, coquille, armoire, nid. Comment mais aussi pourquoi ces objets, ces espaces réels et présents appartiennent ils si fortement au monde imaginaire, à l'espace de la rêverie ? L'esprit est espace et c'est par nos sens, notre perception, que nous voyons le réel. Existe t il réellement une frontière entre ces deux mondes, le réel et l'imaginaire? " le poème tisse le réel et l'irréel". Un livre essentiel pour ceux qui se rendent au terre poétique, mais également pour ceux qui y vivent intensément. le dehors n'est que la résonance du dedans.
"L'être est tour à tour condensation qui se disperse en éclatant et dispersion qui reflue vers un centre".
Astrid SHRIQUI GARAIN
Notre imagination se structure autour de contraires tels que le haut et le bas, le dehors et le dedans, le minuscule et l'immense, l'être concentré en boule et la vaste extériorité : Bachelard nous donne à le voir par l'exposition de nombreuses images développées par les poètes, les philosophes et les écrivains. le texte s'apparente à une séduisante rêverie où la réalité n'a pas la pesanteur de la matière, mais la légèreté vive et mobile de l'imagination.
Une feuille tranquille vraiment habitée, un regard tranquille surpris dans la plus humble des visions sont des opérateurs d'immensité. Ces images font grandir le monde, grandir l'été. A certaines heures, la poésie propage des ondes de calme. D'être imaginé, le calme s'institue comme une émergence de l'être, comme une valeur qui domine malgré des états subalternes de l'être, malgré un monde trouble. L'immensité a été agrandie par la contemplation. Et l'attitude contemplative est une si grande valeur humaine qu'elle donne une immensité à une impression qu'un psychologue aurait toute raison de déclarer éphémère et particulière. Mais les poèmes sont des réalités humaines; il ne suffit pas de se référer à des "impressions" pour les expliquer. Il faut les vivre dans leur immensité poétique.
L'être qui se cache, l'être qui « rentre dans sa coquille » prépare « une sortie ». Cela est vrai sur toute l'échelle des métaphores depuis la résurrection d'un être enseveli jusqu'à l'expression soudaine de l'homme longtemps taciturne. En restant encore au centre de l'image que nous étudions, il semble qu'en se conservant dans l'immobilité de sa coquille, l'être prépare des explosions temporelles de l'être, des tourbillons d'être. Les plus dynamiques évasions se font à partir de l'être comprimé et non pas dans la molle paresse de l'être paresseux qui ne peut désirer qu'aller paresser ailleurs. (...) Les loups encoquillés sont plus cruels que les loups errants.
Les mots — je l'imagine souvent — sont de petites maisons, avec cave et grenier. Le sens commun séjourne au rez-de chaussée, toujours prêt au « commerce extérieur », de plain-pied avec autrui, ce passant qui n'est jamais un rêveur. Monter l'escalier dans la maison du mot c'est, de degré en degré, abstraire. Descendre à la cave, c'est rêver, c'est se perdre dans les lointains couloirs d'une étymologie incertaine, c'est chercher dans les mots des trésors introuvables. Monter et descendre, dans les mots mêmes, c'est la vie du poète. Monter trop haut, descendre trop bas est permis au poète qui joint le terrestre à l'aérien. Seul le philosophe sera-t-il condamné par ses pairs à vivre toujours au rez-de-chaussée ?
Ici, la création se produit sur le fil ténu de la phrase, dans la vie éphémère d'une expression. Mais cette expression poétique, tout en n'ayant pas une nécessité vitale, est tout de même une tonification de la vie. Le bien dire est un élément du bien vivre. L'image poétique est une émergence du langage, elle est toujours un peu au-dessus du langage signifiant.
À vivre les poèmes on a donc l'expérience salutaire de l'émergence. C'est là sans doute de l'émergence à petite portée. Mais ces émergences se renouvellent ; la poésie met le langage en état d'émergence. La vie s'y désigne par sa vivacité. Ces élans linguistiques qui sortent de la ligne ordinaire du langage pragmatique sont des miniatures de l'élan vital.
p.10
Que de fois, dans mon jardin, j'ai connu la déception de découvrir un nid trop tard. L'automne est venu, le feuillage s'éclaircit déjà. A l'angle de deux branches, voici un nid abandonné. Ainsi, ils étaient là, le père, la mère et les petits et je ne les ai pas vus!
Jostein Gaarder fut au hit-parade des écrits philosophiques rendus accessibles au plus grand nombre avec un livre paru en 1995. Lequel?