Marc de Seyssel, dans ses Mémoires de randonneur, raconte d'ailleurs une excursion paradisiaque avant guerre : des villages sans constructions démesurées, le lac naturel de Tignes posé dans des prairies vierges. L'enlaidissement de la montagne es devenu depuis 50 ans une donnée objective des Alpes françaises.
Revendiquer le droit de se perdre revient à resister au tourisme comme à la névrose sécuritaire. Marcher dans la conscience des risques que la montagne, encore heureux, impose à celui qui la fréquente.
Jamais je n'ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j'ose dire ainsi, que dans les voyages que j'ai faits seul et à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées ; je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, le grand air, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté des mouvements, l'éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui appelle à ma situation, tout cela dégage mon âme, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l'immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré, sans gêne et sans crainte. Je dispose en maître de la nature entière.
Jean-Jacques Rousseau
Au col du Palet, après 1/4 d'heure de marche, c'est la stupeur. On passe sans transition des alpages sauvages à la station de ski de Tignes, 600 mètres en contrebas.
Finalement tout se passe toujours bien, ou du moins se passe. Selon un calme mais puissant sentiment d’être-là, à une place montagneuse que mon corps et mon esprit vont chercher loin, dans ma jeunesse, et réoccupent naturellement aujourd’hui. La marche est plus forte que moi, et j’aime ce sentiment, telle une forme de dépendance à l’enfance. Ce n’est pas un amour passionné, plutôt celui qu’on éprouve pour une vieille maîtresse. J’ai fini par admettre être plus faible que la marche qui me prend (…)
Chamonix n'a guère de charme, c'est une sorte de Deauville des Alpes. Enormément de touristes, la plupart déambulent en ville en tenue de randonneur, voire d'alpiniste. Cela me fait penser aux Dupont et Dupond de Tintin revus par Samivel dans un épisode où les jumeaux iraient à la montagne avec leur équipement flambant neuf.
Soudain, en pleine montée, me voici doublé par un coureur à pied, lancé comme une fusée, en short et tenue légère, qui semble prendre le GR 5 pour une piste d'athlétisme. Puis en voici un deuxième, un troisième... J'ai l'impression d'être un éléphant. Pour eux, le relief est un terrain de jeu post-moderne : une course contre la montre qui ignore le degré de la pente et finit par mettre entre parenthèses la montagne elle-même. Cela témoigne d'un manque évident de respect, qui caractérise bien la vulgarité contemporaine : réduire la montagne à une simple piste d'athlétisme.
C'est ma première nuit en refuge, avec ce que j'aime, le bois partout, à toucher, à sentir, la nappe vichy sur laquelle le gardien bourru vous sert soupe, ragoût-polenta, Beaufort, tarte aux pommes à 19 h 30 précises. Et ce que je n'aime pas: le dortoir collectif, son extinction des feux à 21 h 30, son concert de mamies ronfleuses et son ballet nocturne de papys pisseurs.