Dans cet ouvrage, le regard tient un place importante! Les animaux sont les seuls êtres qui peuvent eux aussi nous voir. L'animal nous est proche et en meme temps lointain. Impossible pour nous de nous en approché, de le comprendre… pourtant parfois l'animal semble nous adresser un message avec l'aide du regard.
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Avec la quête de la nourriture, les actes de la reproductions sexuée constituent l'autre grande contraction vitale du monde animal et, par conséquent, l'autre grand terrain sur lequel la vision qui tend à réduire ce monde à la seule mesure de l'instinct a pu prospérer. Pourtant, pas plus que chez les humains la sexualité ne s'épuise, chez les animaux, dans la ligne droite et "instinctive" du coït. Si toutefois quelque chose comme la sexualité animale existe : ici plus qu'ailleurs encore, en effet, il faut tenir compte de l'extravagante diversité des formes et des modes d'existence et compter avec des écarts phénoménaux d'une espèce à une autre, pour autant que leurs comportements nous soient connus, ce qui est loin d'être le cas pour bon nombre d'entre elles. Mais pour ce que nous pouvons en apercevoir, le comportement des animaux désirants, de bien d'entre eux en tout cas, et très divers, loin de se réduire à une pure fascination ou stupeur, en passe par des rituels complexes, par des procédures élaborées d'approche et de séduction, par des rivalités. De la parade à l'offrande et de la caresse au combat, la geste amoureuse des bêtes semble être tramée elle aussi par le jeu et par l'épopée.
Or ce qui m'est arrivé cette nuit-là et qui sur l'instant m'a ému jusqu'aux larmes, c'était à la fois comme une pensée et comme une preuve, c'était la pensée qu'il n'y a pas de règne, ni de l'homme ni de la bête, mais seulement des passages, des souverainetés furtives, des occasions, des fuites, des rencontres. Le chevreuil était dans sa nuit et moi dans la mienne et nous y étions seuls l'un et l'autre. Mais dans l'intervalle de cette poursuite, ce que j'avais touché, justement, j'en suis sûr, c'était cette autre nuit, cette nuit sienne venue à moi non pas versée mais accordée un instant, cet instant donc qui donnait sur un autre monde. Une vision, rien qu'une vision - le "pur jailli" d'une bête hors des taillis - mais plus nette qu'aucune pensée.
En effet, ils sont là, nombreux, variés, infiniment variés, sur la terre, dans les eaux, dans les airs, avec nous et hors de nous, partageant un monde où ils existent depuis plus longtemps et d'où, peut-être, ils vont disparaître, et bientôt pour certains d'entre eux (je reviendrai sur cette menace, elle obsède, elle est là dès qu'on pense à eux). Mais disons qu'ils sont là encore et qu'ils sont ou ont été nos compagnons, nos rivaux, nos proies, nos victimes, nos esclaves, nos cobayes, nos pères et aussi, parfois, nos enfants. De quelque manière qu'ait été institué le rapport, de la plus obscure magie à la plus froide rationalité économique, il a été constitutif de la fabrique humaine : l'homme se déduit de son inquiétude ou de son hypocrisie envers ces autres vivants qui sont là comme lui et autrement que lui sur terre — l'histoire de l'humanité pourrait se raconter selon la déclinaison de ce rapport, avec ses grandes ruptures : l'apparition (liée à celle de l'agriculture) de l'élevage, qui met fin à l'exclusivité de la chasse ; la transformation industrielle de l'élevage, qui instaure un rapport d'indifférenciation où la bête est niée comme jamais elle ne le fût ; les ruptures des écosystèmes, qui mettent en péril l'existence même des animaux sauvages.
Mon souci n'est pas qu'on reconnaisse aux bêtes un accès à la pensée, il est qu'on sorte de l'exclusivité humaine, qu'on en finisse avec ce credo sempiternellement recommencé de l'homme, sommet de la création et unique avenir de l'homme. La pensivité des animaux, ou du moins ce que je cherche ainsi à désigner et à atteindre, n'est ni un divertissement ni une curiosité : ce qu'elle établit c'est que le monde où nous vivons est regardé par d'autres êtres, c'est qu'il y a un partage du visible entre les créatures et qu'une politique, à partir de là, pourrait être inventée, s'il n'est pas trop tard.
"Paris quand même", Jean-Christophe Bailly, La fabrique
Présentation de l'éditeur :
Le sujet de ce livre, ce sont les atteintes dont Paris et notamment son coeur ont été victimes ces derniers temps. A la destruction systématique de quartiers entiers qui a été la marque des années 60 à 90 du siècle dernier a succédé une forme plus subtile mais qui étend son emprise au point de rendre méconnaissables des pans entiers de la ville, littéralement offerts à l'exhibition capitaliste et à la servilité qu'elle appelle. Mais à cette ville qui est à la fois celle du pouvoir et celle qui se vend continue de s'en opposer une autre, indifférente aux formes réifiées du patrimoine, qui continue de se vivre comme le champ d'une expérimentation quotidienne. Cette lutte entre une ville prête à réciter la leçon que les « décideurs » lui imposent et une ville consciente de ce qu'elle a porté dans l'histoire et qui se réinvente à partir de ses traces, Paris quand même la décrit à travers trente-sept courts chapitres qui sont autant de promenades où, d'un quartier à un autre, d'un désastre à un miracle, l'on passe de l'effarement à la joie, de la colère à l'émerveillement, et du ton du pamphlet à la logique filée de la glissade.
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