Un art délivré de l’intention – qui n’en a pas rêvé ? Or voici que par dépit peut-être et heurté par tout ce que lui renvoyait de négatif le monde de l’intention picturale, qui est avant tout celui d’une dictée de types et de rituels, Jones s’en est rapproché. Nous sommes loin, très loin, maintenant. Loin de tout effet de halo ou d’annonce, loin de toute « nativité », de tout supplément de présence auratique, mais nous sommes en plein dans un commencement, qui n’a même pas le pathos des commencements : un matin, un beau matin, avec en lui cette opacité presque éteinte que Jones a su percevoir en plein jour. Par rapport aux meilleurs de ses camarades (mettons Lusieri, mettons Pars, mettons là aussi Valenciennes, même s’il semble à la fin qu’ils ne se soient pas rencontrés), Jones s’est porté un peu plus loin, ce qui est une façon de parler, car en fait c’est plus près qu’il est allé, plus près de la surface, qui est ce que nous pouvons connaître du monde.
La vraie question peut-être, c’est qu’au fond le langage, via les langues qui le font exister, est lui-même une traduction : rose traduit la rose, dead traduit le mort, mais derrière leurs noms les choses et les êtres s’enfoncent et c’est la matière du monde qui, sous eux, juste sous eux, reste impénétrable. Ce même déficit de sens qu’il y avait entre le vers de Keats et sa traduction dans une autre langue existe entre tout énoncé et ce qu’il désigne, et de cela Dylan Thomas est si conscient qu’il n’en fait pas une affaire d’impuissance du langage, mais le vit comme le champ d’un labeur infini.
« La ville de Naples a un aspect particulier, en ce que toutes les maisons sont terminées en terrasse ; et comme on n’aperçoit aucun toit, on croirait que le feu les a dévorés », écrivait Valenciennes, qui disait dans le même traité que « le mont Vésuve sert presque toujours de fond aux vues de Naples », ce qui est vrai mais ne sera le cas que d’une seule des huiles sur papier de Jones, et encore s’agit-il d’une vue des environs de la ville. Pour les autres, c’est comme si Jones avait écouté ce même Valenciennes qui, à un de ses élèves, malade et se plaignant de ne pouvoir aller sur le motif, conseilla de peindre ce qu’il voyait de ses fenêtres.
« Pour trouver quelque réconfort, il n’y avait pas d’autre solution que de se précipiter au Café Anglais, dans une salle voûtée et crasseuse dont les murs étaient couverts de dessins imaginaires de sphinx, d’obélisques et de pyramides […]. Là, assis autour d’un brasero plein de braises chaudes placé au centre de la pièce, nous nous efforcions de nous divertir une heure ou deux devant une tasse de café ou un verre de punch puis nous rentrions chez nous à tâtons dans l’obscurité, la solitude et le silence. »
Quoi qu’il en soit, il y a toujours, où que l’on aille, de tels envers du paysage, et si ce sont les faits divers qui la plupart du temps les révèlent, il se trouve que souvent aussi, et de façon obscure, voilée, quelque chose de leur emprise demeure perceptible, comme un dessous caché qui affleure et que la nuit déploie – je remarque en passant à quel point la peinture de Jones est solaire et diurne, à quel point elle se détourne des remontées de la nuit.
Lecture de Jean-Christophe Bailly : une création originale à partir d'une série de créations littéraires originales inspirées par les collections de la BIS.
Ce cycle est proposé par la Maison des écrivains et de la littérature (Mel) en partenariat avec la BIS. Un mois avant la restitution, l'écrivain est invité à choisir un élément dans les fonds de la BIS. Lors de la rencontre publique, « le livre en question » est dévoilé. Saison 4 : Chaque saison donne lieu à la publication d'un livre aux éditions de la Sorbonne "Des écrivains à la bibliothèque de la Sorbonne", saison 1 : Pierre Bergounioux, Marianne Alphant, Arlette Farge et Eugène Durif paru en septembre 2018. Saison 2 : Jacques Rebotier, Marie Cosnay, Claudine Galea et Fanny Taillandier, à paraître septembre 2019. Saison 3 : Christian Prigent, Hubert Haddad, Laure Murat, Mona Ozouf
+ Lire la suite