Dans six jours, Moth fêterait son huitième anniversaire. En dépit de l’importance de l’événement, Kuan refusa de le dispenser de ses tâches quotidiennes. Les matinées demeurèrent immuablement consacrées au désherbage du potager où les plants d’ail, d’oignons, de ciboule, de menthe et de safran, de coriandre, de rue et de thym composaient autant de cases nettement découpées.
Moth avait le dos rompu à force de se tenir penché. Palmiers et abricotiers procuraient une ombre parcimonieuse, insuffisante pour lutter contre la chaleur torride. Quel soulagement quand sa mère l’envoya travailler dans le champ d’orge familial. Complètement dévêtu (il ne gardait que son collier de céramique bleue), il pataugeait avec délices dans l’eau boueuse du canal d’irrigation, décapitant les longs roseaux qui menaçaient de l’obstruer. C’était un jour parmi d’autres.
Le lendemain, l’Astrologue Ordo proclama l’arrivée des Grandes Crues de Printemps et Moth se vit accorder la permission d’aller jouer avec ses camarades au bord de la rivière, à charge pour lui de mettre les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu.
Il courut à la rivière. D’une traite il gravit la haute digue de terre sans laquelle Kyborash eût été bien des fois submergée. Les eaux gonflées, gorgées de limon, continuaient leur ascension insidieuse.
Le Chaman chevauchait solitaire dans Kyborash déchue. Suspendus à son caftan de peau de chèvre noire, les os dorés de Tibor, l’esprit-faucon, cliquetaient et tintinnabulaient tandis qu’il franchissait la porte délabrée et s’engageait sur l’avenue.
L’épaisse croûte de boue jaunâtre qui recouvrait la chaussée cédait sous les sabots du cheval. Un revêtement identique atténuait les contours des bâtiments. De la cité entière s’exhalait une odeur de putréfaction.
Il est ici, chuchota Tibor. Les Yeux Roses tiendront leur promesse. Il te suffira de faire ton choix parmi les captifs, et les cités seront détruites.
Rien n’est encore sûr, Tibor, rien n’est encore sûr. Où dois-je aller ?
Il fit résonner la question sur son tambour divinatoire.
Vers le centre. Sur leur Grand-Place. C’est là qu’il t’attend.
Cliquetant et tintinnabulant, les os dorés de l’esprit-faucon répondirent à celui qui les interrogeait, Casnut, fils de Tlantlu, naguère de la tribu Tleichu, désormais solitaire. Un Grand Chaman du peuple nomade.
À l’aide de la truelle, il remplit les deux sacs.
– Ne tire jamais du sol plus d’argile que tu ne peux en porter, dit-il à Moth. Une fois que tu as soulevé ton sac plein, tu ne dois plus le mettre en contact avec le sol avant d’être arrivé dans l’enceinte d’un atelier de poterie.
– Pourquoi, Père ?
– La Terre Nourricière a perdu son enfant : l’esprit a perdu sa mère. Qu’ils se touchent, ne serait-ce qu’un instant et de nouveau ils connaîtront les affres de la séparation. Cette souffrance inutile les rendra furieux contre toi. Comprends-tu ce que je dis ?
– Oui, n’importe qui le comprendrait. (Rhé Tal lui tendit un sac. Sa légèreté l’étonna.) Je suis fort, Père. Je peux porter bien davantage.
– Pourrais-tu descendre le versant d’une falaise avec un chargement plus lourd.
– Bien sûr.
– Tant mieux. Nous te mettrons à l’épreuve le jour où nous irons chercher l’argile blanche des montagnes. Aujourd’hui, contente-toi de ce faible poids. Tu as les épaules solides de ton grand-père, c’est vrai, mais nous ne sommes pas encore rendus. Attends d’être arrivé à Kyborash : le sac te paraîtra bien plus lourd, crois-moi.