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EAN : 9782234056213
694 pages
Stock (17/09/2003)
4.23/5   148 notes
Résumé :
Dans le Harlem des années cinquante se nouent les destins de quatre adolescents : Julia, la jeune évangéliste qui enflamme les foules, Jimmy, son petit frère souffre-douleur, Arthur, qui manifeste déjà son talent de chanteur de gospel, et Hall, le frère aîné d'Arthur, qui s'apprête à partir pour la guerre en Corée.
Trente ans plus tard, la mort d'Arthur amène Hall à revenir sur leur jeunesse. Il tente alors de découvrir la folle logique qui a conduit la vie d... >Voir plus
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“I say : brother help me please / But he winds up knocking me /Back down on my knees / There's been times that I thought/I wouldn't last for long/ But now I think I'm able to carry on/ It's been a long, long time coming /But I know a change is gonna come / Oh, yes it will”
( “A Change is Gonna Come”, Sam Cooke, “Mister Soul”, tué par balles en 1964)


Gospel charnel, libre et blasphématoire, cri de révolte qui, bien au-delà de «venger sa race», célèbre sa force vitale et sa capacité de résistance face à l'oppression, Harlem Quartet est un pur chef-d'oeuvre, et son auteur, James Baldwin, sans aucun doute l'un des plus grands écrivains nord-américains du XXe siècle, toutes couleurs confondues...

Testament littéraire de l'auteur, dernière des grandes fictions qu'il aura publiées (1979), ce roman d'inspiration autobiographique est rédigé dans une langue littéraire originale, magistralement incarnée, sensuelle et sensorielle, d'une très grande puissance émotionnelle, soutenue en même temps par une partition élégante, au phrasé quelquefois surprenant, travaillé moins de manière purement rationnelle qu'intuitive et spontanée, proche dans ce sens et dans la démarche même guidant son élaboration, du feeling à l'exécution et de l'improvisation omniprésents dans la tradition musicale noire américaine.

«Les nègres peuvent chanter le gospel comme nul autre parce qu'ils ne chantent pas le gospel, si vous voyez ce que je veux dire. Quand un nègre cite l'Évangile, il ne cite pas : il vous raconte ce qui lui est arrivé le jour même et ce qui va certainement lui arriver demain (...) Crunch ne chantait pas un voyage en Egypte il y a deux mille ans, mais sa mère, son père et lui-même, et ces rues juste là dehors, mon frère.»

Ces rues-là, en l'occurrence, sont celles de Harlem, arpentées par les quatre personnages au centre du roman qui y sont nés ou qui y ont vécu depuis leur enfance. Entre échappées plus ou moins longues qui les conduiront successivement, soit en tournées de chant à travers une Amérique contrastée et violente, toujours coupée symboliquement en deux, ou à l'étranger, en Corée pendant la guerre, sous un drapeau américain arborant pour le coup une seule et même couleur, ou bien en Afrique, en quête de sens et de racines, ou encore en Europe afin d'y respirer un air plus léger, ces derniers ne pourront cependant pas s'empêcher d'y revenir, de se rapprocher et de s'en séparer à nouveau, de s'y perdre et de s'y retrouver, comme dans un long et enivrant morceau de free jazz.

«Je peux voir ce que nous étions et ce que nous sommes devenus » - écrit Hal Montana en essayant de retracer l'essentiel de leurs vies. «Et tout s'est passé dans un clin d'oeil. Aucun de nous n'a vu son avenir arriver : nous avons vécu d'inimaginables états dans le présent jusqu'à ce que, brusquement, sans jamais avoir accompli un avenir, nous nous soyons retrouvés à déchiffrer notre passé.»

À travers les histoires croisés de ce quartet - Hal, le narrateur, ange gardien de son petit frère Arthur, chanteur de gospel devenu une star de la soul, retrouvé des années plus tard mort dans le sous-sol d'un pub londonien, Julia, enfant-prédicatrice puis égérie noire dans le milieu publicitaire new-yorkais, avant de tout plaquer pour aller vivre en Afrique, Jimmy, enfin, frère de cette dernière, précocement lucide et révolté -, James Baldwin dresse une galerie de portraits intimistes d'une époque et d'une génération secouée profondément par des mouvements d'émancipation.

Un témoignage poignant de la tension raciale régnant aux Etats-Unis dans les années 50 et 60, vu ici plutôt sous l'angle de personnages d'une grande densité humaine, et qui prendront corps pour le lecteur d'une manière très saisissante, tangible et réaliste. S'inspirant pour certains du parcours personnel de l'auteur (Arthur, comme Baldwin, est noir, artiste et homosexuel) ou de son entourage proche (certains aspects déterminants de la vie et de la personnalité de Julia font drôlement songer à Maya Angelou), le récit convoque aussi chez le lecteur, direct ou indirectement, de très nombreux souvenirs de cette époque charnière, ainsi que les ombres de certaines de ses figures les plus emblématiques : celles, bien sûr, de Martin Luther King, de Malcom X ou de Sam Cooke, mais aussi celles, tout aussi iconiques, d'un Miles Davis, d'une Billie Holiday, de Mahalia Jackson, Nina Simone ou Aretha Franklin.

Baldwin préfère ainsi raconter l'histoire de ces années-là, des violences et des combats qui les ont marquées d'un point de vue plus personnel, intimiste. Son récit est également dépourvu de revendications idéologiques ou de slogans identitaires, et ne cède jamais non plus à la tentation de l'auto-apitoiement ou de l'exaltation victimaire.

C'est surtout aux marques laissées individuellement dans la vie de ses protagonistes que l'auteur s'intéresse. S'il s'agit bien d'histoire américaine, celle-ci y est exposée à fleur de peau et à hauteur d'hommes et de femmes singuliers : il s'agirait avant tout de celle de la construction de leur subjectivité. L'auteur s'intéressera aussi à ce qu'ils pourront faire de ces marques douloureuses, y compris en les faisant approcher par moment ce qui, par devers le contexte de violence qu'ils ont connu et par-delà la haine que ce dernier a pu faire naître chez eux, leur permettrait éventuellement de les transcender et de se réconcilier malgré tout avec l'idée d'une fraternité possible entre les hommes. Il faut pouvoir malgré tout continuer à y croire, à rêver.

«Peut-être l'histoire ne se trouve-t-elle pas dans nos miroirs mais dans nos reniements: peut-être l'autre est-il nous-mêmes. L'histoire pourrait être bien plus que les sables mouvants qui engloutissent les autres et nous ont pas encore engloutis : l'histoire pourrait être en train d'essayer de nous vomir et de nous recracher.»

Harlem Quartet est également, et par-dessus tout dirais-je, un hymne sublime élevé à l'altérité. En tant que lecteur blanc, le temps de cette lecture, croyez-moi, on se teinte tout naturellement de noir, mieux encore, quelle que soit sa couleur de peau, elle incite chacun à s'affranchir de ses propres chaînes d'oppression, extérieures ou intérieures, nous le fait saisir tout en faisant souvent monter l'émotion aux yeux, excite en nous une salutaire rage de vivre malgré la souffrance que cela risque toujours d'entraîner, nous rappelle qu'en fin de compte c'est cette dernière qui, le plus souvent, nous rend plus forts, ou encore, pour reprendre les mots d'un de ses personnages qui résument magnifiquement cette démonstration, qu' «on ne peut renier ou mépriser l'histoire de quiconque sans renier et mépriser la sienne propre». C'est en somme ce que chante ce magnifique gospel scandé sous forme de roman.

Un pur régal!


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"Il faut du courage pour affronter la vie dans l'Amérique des années 1960. le chanteur Arthur Montana est retrouvé mort dans les toilettes d'un pub londonien à l'âge de trente-neuf ans. Il était noir, homosexuel et chantait le gospel. Son frère, Hall, se souvient.
James Balwin a écrit ce roman comme une tragédie. Il nous convie à vivre au rythme de la communauté noire américaine où la famille, la congrégation, sont des refuges où l'on se sent au chaud, en sécurité. « le rire résonne, les bavardages abondent : ils oblitèrent pour l'instant la souffrance et le danger permanents. » Avec lui, on espère le meilleur pour les rêves de ces hommes et de ces femmes, et l'on pleure le destin brisé des plus vulnérables. Leur vie, c'est la musique, comme un cri.
(...)
" Les nègres peuvent chanter le gospel comme nul autre parce qu'ils ne chantent pas le gospel… (…) Quand un nègre cite L'Evangile, il ne cite pas : il vous raconte ce qui lui est arrivé le jour même et ce qui va certainement lui arriver demain… »
Leur univers, c'est celui de l'Amérique ségrégationniste et plus encore celle du Sud. « L'air était rempli d'une humiliation, d'une frustration, d'une haine, d'une peur à couper au couteau. » Malgré tout, reste l'espoir de pouvoir vivre un jour ensemble. « Notre histoire c'est l'autre, voilà notre seul guide. Une chose est absolument certaine : on ne peut renier ou mépriser l'histoire de quiconque sans renier ou mépriser la sienne propre. Peut-être est-ce cela que chante le chanteur de gospel. »
Il y a du sacré dans ce roman qui nous apostrophe, un peu à la manière des chants qui convoquent le Seigneur. Nous sommes invités à « mettre notre maison en ordre » pour y accueillir la vie."
Elisabeth Dong pour Double marge (Extrait) https://doublemarge.com/harlem-quartet-de-james-baldwin/
Lien : https://doublemarge.com/harl..
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Lecture quelque peu essoufflée des 700 pages de ce roman ayant pour point d'ancrage Harlem mais qui étend son intrigue de la Californie, à la Corée en passant par Londres, Paris, Abidjan même et surtout le Deep South - foyer de tous les fantasmes et toute violence de l'Amérique profonde...
Essoufflant surtout cette course au-dessus des nombreuses fractures de la société américaine des années 50 et 60 : couleurs, races, sexe, statut social et religion.
C'est à travers plusieurs épisodes de la vie intime d'une poignée de protagonistes que James Baldwin construit une épopée à rebours, celles de ces jeunes en route pour leur destin qu'ils voient brisés ou qu'ils brisent selon les circonstances (guerre, drogue, violence sexuelle ou meurtres racistes).
La densité de l'intrigue vient de ce que l'intime peut autant se teindre d'érotisme sensuel que de conflits psychiques ou interpersonnels. On y trouve une réflexion en profondeur sur la différence non théorique mais vécue que ce soit à travers l'homosexualité ou le racisme pour aboutir à une vision plutôt noire - ceci sans mauvais jeu de mot - de la société américaine avec cette plongée en apnée dans l'effroi des communautés ségréguées de ces années-là.
La densité du récit s'abreuve encore de l'étrangeté du point de vue narratif à la fois interne mais souvent omniscient ainsi que de l'omniprésence de la musique et surtout du gospel dans lequel évoluent les personnages.
Je termine donc ce roman le souffle court, émerveillé de cette écriture rhapsodique et horrifié par les fractures profondes - irréparables ? - qui ont blessé et blessent sûrement encore la société américaine.
Merci à @Creisifiction de m'avoir donné l'envie de lire !
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« Je voyais combien tout cela paraissait d'une logique idyllique à Jimmy qui aurait ainsi de nouveau une famille, ou, peut-être, une famille pour la première fois. Il aurait Julia et moi et Arthur, chacun appartenant aux autres. Je comprenais aussi, au contraire d'Arthur qui ne le pouvait pas, que Jimmy avait probablement eu toute sa vie une passion pour Arthur. »

Deux fratries forment ce quatuor : Hall (qui est le narrateur) et Arthur Montana, ce dernier plus jeune que son frère. Ils se sont toujours épaulés et s'aiment vraiment. En face d'eux Julia et Jimmy Miller. Julia est l'aînée de Jimmy.

Si les Montana ont eu la chance d'avoir des parents attentifs et aimants, ce n'est pas le cas des Miller. Julia a été, enfant, une évangéliste célèbre, que ses parents semblaient aduler. Au point de maltraiter Arthur. Grâce à ses prêches, Julia faisait vivre toute la maisonnée sur un grand pied. Mais sa mère meurt d'un cancer non traité. Et son père abuse alors d'elle, ce qui couvait depuis longtemps tant cette relation fille-père était trouble. Elle n'aura de cesse de retrouver Jimmy, son jeune frère, parti vivre chez de vagues parents dans le sud des Etats-Unis.

Chez les Montana, l'amour de la musique a toujours été présent. Et Arthur devient un chanteur de gospel apprécié, qui deviendra une star de la musique soul. Il finira ses jours à Londres, d'une mort suspecte, alors qu'il avait presque 40 ans et que, momentanément brouillé avec Jimmy, son amour de toujours, il était seul dans un pub peu fréquenté. Cette mort, c'est ce qui pousse Hall à tenter de fixer par écrit tous ses souvenirs au sujet des amours et des brouilles de ce groupe de quatre.

Un autre quatuor, musical celui-là, a une grande importance dans ce roman. C'est celui que forment les jeunes Arthur, Crunch, Peanut et Red sous le nom de « Les trompettes de Sion », quatuor qui volera en éclat à cause de la guerre de Corée. Ces jeunes hommes connaîtront aussi une vie bien difficile.

Le roman avance par allées et venues entre les époques : début des années 1950, luttes pour les droits des noirs dans les années 1960, notamment dans le sud.

J'ai découvert l'écriture de James Baldwin avec ce très ample roman. Si je lui reconnais un ton bien particulier, une franchise certaine, j'ai tout de même été un peu perdu dans ce maelstrom de sexe, de sentiments et de souvenirs plus ou moins alcoolisés. Hall s'exprime pour tous les membres du quatuor et les voix ne sont pas toujours très distinctes. Et la fin décevante car expédiée avec facilité par le vieux procédé du rêve qui réunit une dernière fois les protagonistes. Mais le voyage en valait la peine.
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Me voici donc devant une feuille blanche, après avoir refermé une découverte aussi marquante que certains des plus grands classiques que j'ai pu lire. Sauf que cette fois-ci il ne s'agit pas d'un monument multi-centenaire, ou dont tout un chacun a au moins entendu parler.
Non, il s'agit du livre d'un auteur que j'ai découvert par hasard, devant Arte un soir. Happé par la force du propos dont je devais apprendre qu'il était celui de James Baldwin. Méconnu dans une librairie, en rupture de stock dans une autre, j'ai finalement commandé Harlem Quartet pour le découvrir. Découvrir une pensée choc dans le texte. Pensée choc, mais pensée humaine, pensée de la réalité.

Harlem Quartet est à la frontiètre entre le manifeste et l'autobiographie. Il nous fait pénétrer dans les drames les plus durs, de plein pied. Probablement parce qu'une partie est vécue, probablement parce que Baldwin était un penseur irremplaçable. Il nous fait pénétrer dans l'ordinaire du racisme vécu aux Etats Unis dans les années 50, et prouve de manière éclatante que tous les hommes sont égaux. Dans leurs pensées, dans leur grandeur et dans leurs bassesses.
Au passage Baldwin nous décrit aussi un amour homosexuel (deux ou trois en fait). Là encore d'une manière qui ressort si juste, naturelle, que le lecteur se retrouve libéré du poids de ce qu'un regard extérieur lui avait appris depuis toujours.

Baldwin. Penseur, philisophe noir américain des années 50 à 70, homosexuel, n'avait rien pour que d'ici, aujourd'hui, je le comprenne. Et pourtant il semble qu'il ait compris mieux que quiconque qu'il suffisait d'expliquer. Il se livre même à un exercice probablement autobiographique de son arrivée à Paris, en se transposant en Arthur l'espace d'un chapitre durant lequel le narrateur s'efface pour nous décrire comment il a découvert cette ville, et un amant réel ou imaginaire.
Coup de grâce. Cette folie qu'il voit alors, cette liberté, c'est celle qu'aujourd'hui encore nous avons tous voulu voir, qui sommes venus à Paris pour travailler, et avons commencé par découvrir cette ville en profitant un peu de sa nuit.

Bref, si vous ne lisez pas ce livre vous raterez quelque chose d'important. Voilà.
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Citations et extraits (25) Voir plus Ajouter une citation
Je pense que chacun imagine que, lorsqu'il s'en va, le décor qu'il laisse derrière lui change, que son départ laisse un vide dans son environnement habituel. Le départ peut laisser un trou dans la vie de certaines gens, une blessure invisible; mais l'environnement fait aussi peu de cas du départ d'un individu que la mer de ses noyés. Le spectacle se poursuit, la musique ne cesse pas, personne ne manque une seule mesure. Les enfants continuent impitoyablement à être conçus et à naître; et, quand vous revenez, ils sont là et vous regardent avec leurs yeux qui voient tout - vous n'êtes pas de retour bien qu'ils viennent de naître, c'est vous les nouvaux arrivants.

Paradoxalement, cela signifie donc que chaque décor est nouveau. C'est la seule attitude à prendre, bien qu'il me semblât que chacun et toute chose au Jordan's Cat soient demeurés pareils à ce qu'ils étaient avant mon départ.
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Cela ne pouvait pas être rêvé? Rêvé? Tous les enfants du shérif ne sont pas blancs, cette certitude se lisait dans tous les regards. Tous les enfants de ma mère ne sont pas noirs. Cette certitude, qui est la même, se lisait dans tous les regards, mais avec une différence.
Cette différence est la différence entre la fuite et la confrontation. Ou bien, si je puis m’abaisser à emprunter à un vocabulaire stupéfiant dans sa malhonnêteté absolue et désespérément sincère, c’est la différence entre être noir ou blanc (...) Pour eux nous étions noirs, un point c’est tout. Oh ! J’aimais peut-être rire, et peut-être aussi tenais-je à la vie, peut-être mes doigts étaient-ils capables de démonter un fusil ou de jouer du violon, peut-être aimais-je ma femme, ma fille ou mon frère, peut-être savais-je, moi aussi comme tous les hommes, que j’étais né pour mourir. Rien de cela n’avait d’importance, rien de cela ne pesait du plus fin des cheveux dans la balance, car j’étais noir. Si je ne pouvais pas opportunément mourir ou décemment sourire, ni travailler avec gratitude, alors il fallait m’emmener sur un lieu d’exécution, et laisser les chiens se régaler de mon sexe. Feu, air, vent, eau et, enfin, la terre et mes ossements : cela se résumait ainsi pour moi et les miens, et mon propre pays que j’aimais tant et que j’avais aidé à construire.
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Il chantait pour Crunch -pour protéger Crunch et le faire revenir, et il chantait pour moi, pour me protéger et me faire revenir : il chantait pour sauvegarder l'univers. Et dans sa voix pénétra alors une douceur solitaire d'une telle puissance d'émotion que les gens en demeuraient pétrifiés, métamorphosés : il chantait leur amour et leur inquiétude, il chantait leur espoir. Avec son chant, il se confessait au public au pied du trône de la miséricorde et, tandis que sa voix s'élevait, il se savait racheté, aux mains d'un pouvoir plus grand qu'aucun sur terre. Son amour fut sa confession, son témoignage, son cantique.
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À l'instar d'une multitude d'autres gens, je me levais le matin, je prenais le métro pour aller au bureau, je venais à bout de ma journée en arrivant à trouver quelques satisfactions, superficielles, dans le travail et dans une sorte de camaraderie provisoire. La véritable raison de mon entente avec mes collègues provenait du fait que j'étais capable mais pas ambitieux, trop indifférent pour intriguer à propos de mon avancement, et que je ne menaçais la position de personne. Je marquais le pas mais, de son côté, le temps s'accélérait. Et, dans quelques années, si je ne réussissais pas à monter, je descendrais inexorablement, et la camaraderie de mes collègues - et de mes supérieurs - se teinterait de mépris. Je savais que je ne pourrais jamais supporter cela, d'autant plus que j'aurais atteint l'âge mûr.



   Je n'avais jamais pu, au fond, prendre la publicité au sérieux. Je la considérais comme dégradante. Elle  me semblait être un jeu de dupes, fondé sur le principe de la poire. On ne pouvait guère respecter les gens qui marchaient dans ce constant tout-baigne-dans-l'huile-mon-coco, qui, en fait, s'y adonnaient comme à une drogue. Le sens de la vie dont les imprégnait la publicité - ou vice versa - rendait la réalité, ou la vérité de la vie, insupportable, menaçante et irréelle : ils préféraient l'image clinquante dont ils imaginaient avoir le contrôle. Ils pénétraient dans l'isoloir aussi aveuglément contents et illogiques qu'ils l'étaient au supermarché, tendant la main vers le "nom de marque", c'est à dire le nom qui leur avait été vendu avec le plus de succès et le moins de scrupules. Ils ne savaient pas, et n'osaient pas savoir, ce qu'il y avait dans le paquet : c'était "garanti" et tout le monde l'achetait...



Il y avait d'occasionnels scandales, des moments qui pouvaient faire soupçonner que la confiance publique avait été trompée : mais le bruit-du-scandale était rapidement étouffé par l'entraînante musique de la réclame suivante. La musique publicitaire ne fait que répéter les incroyables sujets de gloire de ce grand pays et on apprend à travers elle qu'il est absolument défendu au peuple américain d'être morne, réservé, nerveux, obsédé, de sentir mauvais, même un peu, à aucun moment ; d'avoir des cheveux gris ou des rides, d'être asexué, d'avoir des enfants qui ne sourient pas, d'avoir l’œil, le cheveu ou la dent ternes, d'avoir le sein, le ventre ou la fesse tombants, d'être triste, de connaître le désespoir, ou de s'embarquer dans n'importe quelle aventure sans l'approbation des masses amies.



Ici, l'amour n'exige pas d'arrhes, bien qu'il doive recevoir le cachet de l'Union des consommateurs et, si l'amour peut être chassé du paradis, ce n'est que pour lui donner l'occasion de "mûrir" au milieu d'aimables voisins. Cette ode à la pureté a des sous-entendus pornographiques : prenez la publicité classique pour une teinture de cheveux qui représente une femme au premier plan avec un bébé tout nu derrière. La légende affirme : Une couleur de cheveux si naturelle que seul un coiffeur sait la vérité ! La légende est une plaisanterie vulgaire et fait allusion au système pileux intime de la dame : mais la présence du bébé lave propre la légende. La présence de l'enfant nous informe qu'il s'agit ici en effet d'une dame, et d'une femme mariée en l'occurrence, et d'une mère aussi, et que son mari n'a rien à craindre de son coiffeur - qui, probablement, est une pédale. Les pédérastes, bien entendu, n'apparaissent jamais dans ce bazar en Technicolor, excepté en tant que clowns, ou comme les victimes de leurs atroces appétits charnels, et il va sans dire qu'ici la mort n'a pas de royaume..
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Tony a quinze ans. Je n'ai absolument pas l'impression qu'il sera jamais costaud, comme Ruth ; mais Ruth dit que si. Ruth n'est pas grosse. Elle a une solide charpente. Elle dit qu'à l'âge de Tony elle était bien pire que lui et qu'elle n'avait que la peau sur les os. Pour l'instant Tony ressemble à un Meccano en pièces détachées. Il pourra devenir un train ou une gare ou un gratte-ciel ou un camion ou un tracteur ou une pelleteuse à vapeur, tout dépend de la main qui le montera. La guerre que se font les chevilles du pauvre gamin les a mises à vif et, de temps à autre, les chevilles paraissent attaquer les genoux qui sont dans un état lamentable. Les jointures, les poignets, les coudes et les omoplates de Tony sont tout bonnement un immense champ magnétique pour les plus brutaux de tous les objets inanimés de ce monde. J'ai vu des tables et des pieds de table se jeter sur lui ; les fenêtres ouvertes, quand il les touche, se font guillotines ; les seuils de portes se marrent quand ils le voient arriver, les escaliers le guettent avec une folle impatience. Je souffre pour cet enfant dès que je le vois bouger. Il n'a pas de chair sur les fesses non plus : en fait il n'a pas de derrière du tout et les planchers, surtout les vieux avec des échardes, refusent de lui foutre la paix.

   Pourtant, il peut danser - très très bien, je trouve ; c'est drôle de voir toute cette gaucherie transformée, transcendée au-delà des os par quelque chose que mon fils entend dans la musique. Il a d'énormes yeux noirs - comme son oncle Arthur - et des cheveux de quelque part entre l'Afrique du Mississippi, d'où vient Ruth, et l'Afrique, teintée d'Inde, de la Californie d'où je viens. Il ressemble plus à sa mère qu'à son père. Il a les pommettes hautes de Ruth et sa grande bouche, mais il a mes narines et mon menton.

    J'ai le sentiment dérangeant d'être probablement un mauvais père - mon fils est fait de vif-argent, moi pas   - mais j'espère que ce n'est pas l'avis de Tony. Je ne sais pas si mon fils m'aime - on a toujours l'impression d'avoir commis de très grosses erreurs - mais je sais que j'aime mon fils...

   Tony n'est pas non plus très gentil avec sa sœur, autant que j'en puisse juger. Odessa a treize ans. Tony et elles ne s'accordent sur rien, sauf sur le fait que le sexe de l'autre est détestable, si l'on peut appeler ça s'accorder. Odessa, je vais te tuer ! ai-je un jour entendu Tony hurler dans la cuisine, pendant que Ruth et moi nous trouvions dans le salon. J'ai levé la tête. Ruth m'a regardé. Elle a crié : "Si vous ne sortez pas de cette cuisine tous les deux, je vais venir vous faire la peau illico ! Et j'ai le couteau à découper. Maintenant, venez ici. Si vous ne pouvez pas vous tenir tranquilles, allez vous coucher. Seigneur Dieu ! " Et elle s'est replongée dans son bouquin...
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Spécial centenaire de l'écrivain humaniste James Baldwin - Interview courte mais remarquable de James Baldwin pour Champs Libre 30 novembre 1963
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