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EAN : 9782378560652
128 pages
Verdier (03/09/2020)
3.49/5   35 notes
Résumé :
Renfermée sur elle-même, pour se protéger de l'hypocrisie familiale entretenant l'idée de l'épouse comblée et de la mère épanouie, la narratrice cohabite avec ses pensées suicidaires.
Heureusement, les chambres deviennent son refuge. Elle peut y découvrir d'autres vies par le biais de la lecture, mais aussi le plaisir des corps et des caresses.
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Critiques, Analyses et Avis (17) Voir plus Ajouter une critique
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Il y a longtemps que je m'intéresse au permafrost et à la fonte des glaciers et je pensais que ce roman traitait de ce sujet. Eh bien pas du tout, c'est seulement pour la métaphore du mal-être de la narratrice. N'empêche, j'ai aimé ce roman assez singulier. Pourtant le thème, dit comme ça, n'est pas très engageant : déboires d'une homosexuelle suicidaire. D'ailleurs on se demande pourquoi, puisqu'elle fait de belles rencontres. Je crois en avoir aimé une certaine liberté d'écriture, le fait qu'elle nous emmène là on ne s'y attend pas, la relation familiale est bien ressentie. Une histoire de femmes avec ses doutes, ses faiblesses, et sa soif de liberté.
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Grisée par Thésée, je m'étais précipitée sur le dernier Verdier. Perplexité.
Jusqu'à la page 65 (sur 122), j'ai craint le pire. C'est mauvais signe quand :
- Au bout de vingt pages, vous ne comprenez toujours pas de quoi il s'agit
- Vous avez l'impression de relire tout le temps le même paragraphe
- Vous sautez un chapitre, et ça n'a pas d'importance
- Vous consultez la biographie de l'auteure
Sans parler de cette prose typique d'une écrivaine qui n'a rien à dire mais abuse de formules tarabiscotées, de platitudes montées en aphorismes définitifs (« les appels en milieu d'après-midi sont les pires ») ou de métaphores douteuses voire ridicules (« le nez tendu comme un cul de gymnaste », « le futur attend et c'est un renne arrêté au milieu d'une route secondaire »). Bref, Eva Baltasar n'avait rien d'un roi mage et son roman n'était pas un cadeau.
Son histoire de lesbienne ibérique qui s'empiffre de chocolats Godiva et s'interroge sur la propreté de sa baignoire peinait à me convaincre.
Et puis, miracle au chapitre 19, page 65. À partir du moment où le personnage principal se met à nu, physiquement et psychologiquement, le livre prend son envol, le permafrost se brise. C'est alors un flux extraordinaire, un élan vital, une déferlante d'émotions ; on est emporté jusqu'à la fin.
À bien y réfléchir, ce n'est pas étonnant. C'est dans le registre de l'intimité que la maison Verdier déniche ses plus beaux trésors.
Bilan : 🔪🌹

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Chère Eva,
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Soyons honnête, il y a des livres vers lesquels je ne serais jamais allée spontanément, à coté desquels je serais passée avec indifférence. Ce n'est pas si grave que cela, puisque souvent je pense que l'on ne peut pas regretter ce que l'on ne connait pas, une évidence penseras tu. Et puis il y a ceux, que l'on n'attend pas et qui, pour une raison ou une autre, finissent entre nos mains. Pas particulièrement par choix, mais juste parce les circonstances, celles qui arrivent au bon moment.
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C'est comme cela que cet été je me suis retrouvée avec ton roman entre les mains. le premier chapitre m'a étonnée, quelque chose dans l'écriture, un ton, une ambiance qui dès le début fascinent. L'histoire n'a pas véritablement commencée mais déjà je sais que je vais en vouloir plus. Chaque chapitre ressemble à un tableau, une scène de vie…celle d'une fille avant tout, à travers le regard de sa mère, sa soeur et elle son regard sur ces femmes, sa famille. Il y a l'amante aussi, celle qui passe, parce qu'aucun lien n'attache la narratrice à personne, sa compagne permanente est tout autre….
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Ce personnage nous entraine dans son sillage, et moi j'ai suivi, pensant avoir compris dès le début ou tout cela allait nous emmener. Grossière erreur de ma part, et pourtant à bien y réfléchir…La construction de ton roman nous mène sur cette piste, celle que l'on prévoit et dans ces derniers mots il y a ce retournement, ce basculement. Surprenant final, qui apporte un sursaut bienvenu à ce texte, inattendu mais nécessaire.
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Envoûtant, ton roman se lit d'une traite. Heureusement, je ne suis pas passée à côté !!
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Roman introspectif drôle et corrosif. On baigne dans le drame colorée à la croisée d'Almodovar et de Lucia Etxebarria.
Eros et Thanatos se donnent la main tout au long de l'écriture et c'est une ode à la vie, au sexe et à la mort flamboyante que voilà.
Une narratrice perdue, paumée, ne se faisant aucune illusion sur son destin, une mort assurée prend la parole en de courts chapitres. Se nourrissant de livres dans différentes chambrées avec vue sur paysage (l'écosse, Bruxelles, Barcelone...), hantée par les voix culpabilisante et moralisatrice de sa famille, elle essaye d'exister et de tracer sa voie. Elle regrette les Beaux-arts, elle ballotte un bac + 5 qui ne lui sert à rien et se réfugie dans les les philosophes, les penseurs, les monographies d'artistes. Sa mère, sa tante, sa soeur, ses nièces, ses maîtresses, toutes ces femmes esquissent les contours de son mental et de son corps et dégèlent son permafrost.. Mais que va t-il se libérer de ces couches de sentiments préhistoriques ?
Les phrases sont denses. La cadence en chapitres courts et corrosifs est explosive. J'ai beaucoup ri. La famille se fait égratigner mais avec humanité car la narratrice a autant d'esprit que de coeur.
Bref je ne peux que recommander et remercier chaleureusement les éditions Verdier et l'opération Masse critique.
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« Si elles cessaient de travailler, toutes ces parties microscopiques de moi-même, ne serait-ce que quelques secondes »… Permafrost, le premier roman traduit en français de la catalane Eva Baltasar, se lit comme la confession, passionnée et rageuse, d'une écorchée vive. La narratrice, jeune femme diplômée des Beaux-Arts après cinq années d'études, ne trouve pas d'emploi régulier, passant, pour gagner de quoi vivre, d'une expérience, bien vite abandonnée, de jeune femme au pair à la location des chambres d'un appartement que lui prête sa tante, jusqu'à ce que celle-ci le récupère. Cette oisiveté un peu forcée, elle la nourrit de sombres ruminations, s'insurgeant contre tous les « tu comprendras quand tu seras grande » de son enfance, les injonctions et les obligations humiliantes, les conseils et les normes sociales que son entourage continue à lui prodiguer. Avec parfois des intonations dignes d'Artaud, dans une forme de délire de persécution… « Les mesures de sécurité sont des mesures de défense de l'extérieur, ce Tortionnaire Suprême. le monde décharge quotidiennement sa toxicité dans ma moelle, il m'assimile par le biais de ses infiltrations et je ne peux pas le permettre »… Et de mener, dès lors, une vie gelée, comme un permafrost, sans cesse menacée par la brutalité d'un dégel, d'un retour de l'extérieur. Refusant de s'étourdir avec des médicaments, elle a choisi d'habiter, comme elle le dit elle-même, dans « l'extrême limite », sa « maison provisoire », toujours prête à faire le dernier pas au bord du gouffre, s'amusant d'anciennes tentatives de suicide ratées ou en imaginant de nouvelles, mais trouvant aussi dans la lecture – en particulier de biographies, un genre qui lui apporte, avec ses vies achevées, une sorte de compensation face à sa propre expérience d'une existence éprouvée « comme être-presque, pas tout à fait finie ou pas tout à fait commencée » – et, surtout, une sexualité lesbienne assumée, libre et sensuelle, avec de multiples amantes, d'acceptables remèdes. En espérant qu'aucune fissure n'abimera le permafrost… Rien de froid, pourtant, dans l'écriture de ces aveux, cette plongée dans les tréfonds d'une intimité. Eva Baltasar, qui place en exergue du livre la curieuse dédicace « à la poésie, qui a permis cela », trouve, à chaque page le ton le plus juste, entre humour ravageur, colère ou tendresse, pour évoquer tant les tourments de l'esprit que les plaisirs des corps, accompagner cette révélation d'une âme blessée. Sublime, vous avez dit sublime ?
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critiques presse (2)
Actualitte
25 février 2021
Un texte qui n’est pas sans rappeler le style très vivant et autobiographique d’Anne Pauly publié chez le même éditeur, lauréate du prix Livre Inter 2020. Eva Baltasar a d’ailleurs reçu un prix équivalent en Espagne, le prix des libraires catalans.
Lire la critique sur le site : Actualitte
LeMonde
25 septembre 2020
Monologue d'une lesbienne quadragénaire et mal dans sa peau. Un vif premier roman de la Catalane Eva Baltasar.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (12) Voir plus Ajouter une citation
Les vrais artistes ne s’occupent pas du passé. Ils font au sens platonicien, ils créent. Ce sont les malheureux comme moi qui ne savent pas faire qui s’emploient à touiller le grand chaudron de l’histoire. L’histoire de l’art en ce qui me concerne. Au début, je penchais pour les Beaux-Arts avec l’enthousiasme limpide et aveugle de la jeunesse. Le besoin de créer, je l’éprouvais vraiment. Ce rêve aurait suffi pour que j’y arrive, il était frais comme les coquillages, potentiellement fécond. Mais je souffrais d’un manque de confiance en moi attisé par des parents ringards. « Mais tu n’es même pas capable de faire un portrait avec un six et un quatre », répétait maman montrant un intérêt sincère à maintenir mon amour-propre dans les limbes de la vie végétative. « Tu as peut-être raison », ai-je fini par admettre. Oh ! Le doute, le doute est la première fissure dans son propre permafrost. « Bien sûr que j’ai raison, s’acharnait-elle. Écoute ce qu’on te dit. Tout ce qu’on fait, c’est pour ton bien, non ? Qui te connaît mieux que nous ? Tu es trop jeune pour savoir ce qui te convient. » J’ai abandonné pour cause d’épuisement, mais aussi sous l’effet d’une peur irrationnelle. Il s’avère presque impossible de décrocher de sa tétine.
J’ai vraiment eu le sentiment de tomber dans un cul-de-sac long de cinq ans. La connaissance me forait comme si elle espérait découvrir en moi quelque pépite. Le jour où j’ai obtenu mon diplôme, j’ai pleuré toute la journée sur le canapé du salon tandis que la pianiste serbe de la chambre de l’entrée me faisait avaler des verres de vin à l’ibuprofène. « Et maintenant je fais quoi ? Cinq ans de foutus ! Il est trop tard pour les Beaux-Arts ! » sanglotais-je. À vingt-trois ans, tu crois qu’il est trop tard pour tout. Ce n’est qu’à la quarantaine que tu t’aperçois qu’il est encore temps, sinon pour tout, du moins pour tout ce qui compte. En définitive, tu auras consacré plus d’une décennie à apprendre ce qui compte. On s’est soûlées, la Serbe et moi. Elle s’appelait Jovana, elle avait quarante-sept ans et était pianiste professionnelle. Elle était bonne, mais pas dans les dix meilleures, alors elle vivotait de son talent. Elle était forte, aussi, pleine d’énergie et très séduisante, une sorte de femme fatale incapable de rencontrer l’amour. Un beau jour, elle a tout plaqué pour s’installer à Barcelone. « Ici je sens que je vais rencontrer mon Antonio Banderas », m’a-t-elle confié au moment de louer la chambre. Toute sa vie était contenue dans trois valises Samsonite. Le voisin du dessus lui a prêté un piano droit. Je n’en revenais pas. Contre toute attente, les voisins semblaient ravis de l’entendre répéter. Ils avaient succombé à elle, à la rondeur de son corps, à sa personnalité, imposante et exquise comme une pagode birmane. À côté d’elle, je me sentais de plus en plus rabougrie, réduite à un rideau de cuisine. Elle était trop femme pour que je la désire. Je me sentais aussi déboussolée que ces anciens soldats incapables de se réadapter à la vie civile. Comme si ma vie s’était attardée dans des espaces ondoyants de vide, je devais rester en constante circulation. J’avais souvent la nausée et une sensation oppressante dans les poumons, une sorte d’angoisse anticipatoire que seule pouvait soulager la souffrance physique – les douleurs menstruelles, par exemple. Sentir s’instaurer tous les mois cette base de plomb dans les reins, sentir croître le besoin de ce mouvement syncopé des fous, voir apparaître la fameuse diarrhée infernale, sentir la redoutable patte d’éléphant m’écraser l’utérus en appuyant sans appel vers le bas, toujours vers le bas. Les crises duraient entre trois et huit heures et tous les calmants qu’on m’avait prescrits ont dû capituler devant l’empire colossal de mon corps. Je ne pouvais rien y faire. Le supplice aboutissait toujours à une sorte de coma qui me jetait au fond du trou d’un sommeil profond. Le soulagement était comparable à la fin d’une séance de torture. Vide et légèreté absolus. Miraculeusement, la nausée disparaissait pendant la durée de la crise. Les idées de suicide se précisaient de plus que jamais, innocentes comme, à Noël, les chansons de la bûche-qui-cague, et tout aussi cruelles. Je pouvais passer des heures penchée sur le garde-fou de la terrasse. Huit étages de hauteur, ce n’était pas mal. Dommage qu’au rez-de-chaussée il y ait eu autant de chats errants, la seule idée d’écraser un chat me soulevait le cœur.
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« Tu comprendras quand tu seras grande », répétait maman sans relâche. Je ne dois pas avoir assez grandi. Et pourtant je m’efforçais de boire les verres de lait, des verres hauts et larges qui semblaient des bouches animales, aussi grosses que ma figure, et qui me dessinaient sur le front ce diadème rouge, là où le rebord appuyait. Ils pouvaient contenir tant de lait, ces verres, que maman devait toujours ouvrir une autre bouteille pour les remplir jusqu’en haut, à ras bord. « Bois, bois comme un petit chaton, disait-elle. Fais comme les petits chatons, sors ta petite langue et lape le bon lolo. » Tant et tant de litres de lait, et moi toute blanche au-dedans, pleine de voiles de lait au-dedans, accrochés à moi comme des draps poisseux et mouillés, collés à mes parois, aux revers de ma peau. Ils m’annulaient, les bidons de lait de maman, ils rabaissaient la personne, ils rabaissaient, encore plus, la petite fille. J’étais moitié petite fille moitié bidon de lait, une sorte de réservoir saturé. Après avoir bu, je n’osais plus bouger, je pouvais sentir le lait danser dans mon estomac. Danser, non, se balancer dangereusement comme l’eau d’un seau soumis à un trajet court et précipité. Puis descendre comme l’eau dans les canalisations des vécés du voisin. Exactement pareil, mais au-dedans. Je me rendais compte que le lait emportait les restes du dîner, et tout était repeint à neuf, propre mais visqueux. Cette vision était si saisissante qu’elle m’obligeait à rester tranquille, figée, ma respiration devenant de plus en plus superficielle. Pour passer ce mauvais moment, je ne pouvais faire qu’une seule chose, lire. Je m’asseyais sur l’unique chaise de ma chambre. Mon bureau était en bois de pin, avec un plateau blanc à l’épreuve des petites filles. « C’est pour faire tes devoirs », avait insisté maman dès que le menuisier avait eu fini de le monter. « Ce n’est pas pour faire du coloriage ou du découpage, et ne t’avise pas d’utiliser le cutter. Au fait, il est où, le cutter ? Il ne devrait pas être là ? Dans le pot ? Avec les ciseaux ? Cherche le cutter et remets-le à sa place. » Avec les ciseaux. Et je ne comprends pas. Je ne comprends toujours pas, il n’y a aucune raison.
Je me suis située à une extrême limite, je vis dans cette limite, j’attends le moment de quitter la limite, ma maison provisoire. Provisoire comme toutes les maisons, d’ailleurs, ou comme un corps. Je ne prends pas mes médicaments, la chimie est une bride qui nous retient, qui ne nous laisse avancer qu’à une allure inoffensive. Elle suppose une rédemption anticipée, elle éloigne du péché, ou peut-être nous apprend-elle seulement à nommer péché l’exercice de notre liberté acquise en état de paix – antérieure à la mort, bien sûr. Maman prend des médicaments, papa prend des médicaments, pas ma sœur au début, mais elle a grandi et elle a compris. Prendre des médicaments est une solution définitivement provisoire, comme l’ampoule de quelques watts pendouillant du plafond de l’entrée. Vingt ans d’obscurité dans l’entrée, c’est fou ce qu’on s’habitue à ne pas y voir ! « On a fait installer des halogènes dans tout l’appartement et on a oublié l’entrée. » Rires. « Mais le pire, c’est qu’on ne s’en est rendu compte qu’hier. » Cela faisait vingt ans, vingt ans à se passer du rouge à lèvres trois fois par jour à un demi-centimètre du miroir, vingt ans à chercher ses clés les doigts gourds. Je croyais que c’était normal, quand tu es gosse, le périmètre de la normalité, c’est ta maison. C’est cette normalité qui te façonne. Tu grandis bien à l’abri dans ses canons, tu épouses son corps, pareil pour le cerveau, avide et modelable comme l’argile. Ensuite, tu en as pour des années, la cécité se fissure après bien des coups de marteau, quand tu es déjà prise dans ce noyau compact que tu n’auras pu perforer qu’au prix de quatre-vingt-dix pour cent de ce que tu avais de meilleur. Sors de là, maintenant, si tu peux ! Et sois heureuse par la même occasion, comme tout le monde. Les médicaments : le seul remède. Mais pas pour moi. Mieux vaut aller, sauvagement, jusqu’à l’extrême limite et décider. Au bout d’un certain temps, tu finis par découvrir que l’extrême limite est vivable, plus verticale que jamais, tout près du néant, que non seulement on peut y habiter mais aussi qu’on peut y grandir de plusieurs façons. Si c’est de survivre qu’il s’agit, la résistance est peut-être la seule manière de vivre intensément. C’est maintenant, dans cette extrême limite, que je me sens vivante, vivante comme jamais.
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" On a fait installer des halogènes dans tout l'appartement et on a oublié l'entrée. " Rires. " Mais le pire, c'est qu'on ne s'en est rendu compte qu'hier." Cela faisait vingt ans, vingt ans à se passer du rouge à lèvres trois fois par jour à un demi-centimètre du miroir, vingt ans à chercher ses clés les doigts gourds. Je croyais que c'était normal, quand tu es gosse, le périmètre de la normalité, c'est ta maison. C'est cette normalité qui te façonne. Tu grandis bien à l'abri dans ses canons, tu épouses son corps, pareil pour le cerveau, avide et modelable comme l'argile. Ensuite, tu en as pour des années, la cécité se fissure après bien des coups de marteau, quand tu es déjà prise dans ce noyau compact que tu n'auras pu perforer qu'au prix de quatre-vingt-dix pour cent de ce que tu avais de meilleur. Sors de là, maintenant, si tu peux ! Et sois heureuse par la même occasion, comme tout le monde. Les médicaments : le seul remède. Mais pas pour moi. Mieux vaut aller, sauvagement, jusqu'à l'extrême limite et décider. Au bout d'un certain temps, tu finis par découvrir que l'extrême limite est vivable, plus verticale que jamais, tout près du néant, que non seulement on peut y habiter mais aussi qu'on peut y grandir de plusieurs façons. Si c'est de survivre qu'il s'agit, la résistance est peut-être la seule manière de vivre intensément. C'est maintenant, dans cette extrême limite, que je me sens vivante, vivante comme jamais. (pp.15-16)
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On est bien, ici. Finalement. C’est comme ça, les hauteurs : cent mètres de verre à la verticale. L’air, ici, c’est de l’air à un état supérieur de pureté et c’est pour ça, aussi, qu’il paraît plus dur, presque compact par moments. Il plane comme une odeur de quincaillerie. La couche de bruit pèse comme de la suite et demeure en attente, là, en bas, comme un œil de pétrole très fin, croquant, une sorte de cadeau noir et brillant. Pas un oiseau ne passe. C’est qu’ils ont eux aussi leur propre strate, entre nous et, disons, nos dieux. Un vide habitable entre les lignes les plus hautes de la portée. A cet instant, je suis et je ne suis pas. Je ne fais peut-être que me montrer, me manifester, comme une macule discrètement gênante sur une lunette, une ombre intempestive dans cette zone chill-out. Je prends l’air, je l’oblige à devenir ma propriété le long de mes conduits animés. Vivante, je dégage encore une certaine chaleur et je dois être très ramollie, au-dedans. Au-dehors, je le suis plus qu’il n’y paraît, presque un produit de pâtisserie, un objet en cire tiède verni, attrayant comme une première ligne. Chaque cellule se reproduit, indépendamment de moi, et en même temps me reproduit, me change en une entité en bonne et due forme. Si elles cessaient de travailler, toutes ces parties microscopiques de moi-même, ne serait-ce que quelques secondes… Les entités indivisibles ont aussi droit à une pause, comme moi, comme tous les génies du pays. Travailler avec eux m’oblige à m’assimiler à eux, à être, comme eux, dans cette belle enceinte de verre, un petit poisson rouge impersonnel. Aimablement décoratif. Dans certains restaurants, il y a des poissons comme ça à chaque table, dans des bocaux minuscules. Ils sont décoratifs, oui. Relaxants. Ils sont bien vivants, et pourtant il y a des gens qui prennent leur habitacle pour un cendrier. Les pauvres petites bêtes meurent intoxiquées par la chimie biocide des mégots. Mais elles ne sont que ça, hein ? Des objets décoratifs. De vaines vies.
Quel air pur ! Il n’y a pas beaucoup d’humidité, c’est bien. L’humidité a la manie de pénétrer dans les parties les plus vulnérables du corps. Je ne peux pas la souffrir. Je ne peux pas, je ne sais pas vivre avec l’humidité, elle s’infiltre dans des endroits insoupçonnés à l’intérieur de moi, comme de la lave visqueuse et glacée, elle occupe des espaces inconnus, me les rend présents, et ils m’incommodent. Il y a des parties du corps, comme des meubles encombrants, dont on ne sait que faire. Elles n’ont pas l’air démontables et les enlever serait trop dangereux. Elles doivent bien remplir une fonction, on a dû les incruster en moi, mais elles m’insupportent, et la seule façon d’échapper à leur influence, c’est de les ignorer. Se frayer un passage les yeux fermés et ne pas buter contre leur exubérance massive. Avancer les yeux fermés, comme c’est drôle ! Je n’avais pas pensé aux yeux. Les oiseaux volent les yeux ouverts et, pour qu’ils se laissent aller, il leur faut des courants d’air consistants. Être soutenus, et en même temps articulés, comme des marionnettes. Eux, ils peuvent se permettre de regarder. Mais quand quelque chose tombe… quand un petit oiseau tombe du nid, par exemple, il tombe les yeux ouverts ? Ils ont des paupières, les oiseaux ? Ou des glandes lacrymales de mamie fragile qui coulent sans arrêt ? À bien y regarder, elles ne sont pas comme des paupières humaines. Peut-être qu’elles ressemblent davantage aux panneaux japonais ou aux petits volets des avions et que les oiseaux peuvent les bouger aussi vite ou plus vite que nous, en un éclair. Je me demande, à présent, si j’ouvrirai les yeux. Ou bien s’ils s’ouvriront. Dans mon cas, il ne s’agit pas d’une chute quelconque. Elle ne sera pas accidentelle, je veux dire, il y aura une intention, ma volonté intentionnelle, un ordre écrit. Le moment venu, il n’y aura qu’à l’exécuter. Les yeux anticipent, explorent le monde, le corps réagit ensuite. Quel sens ça a de préparer son corps à la mort, quelques secondes avant qu’elle ne survienne ? La mort prend le corps, comme l’amour. Qu’elle le prenne donc à l’improviste.
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« Il plane comme une odeur de quincaillerie. La couche de bruit pèse comme de la suie et demeure en attente, là, en bas, comme un œil de pétrole très fin, croquant, une sorte de cadeau noir et brillant. Pas un oiseau ne passe. C’est qu’ils ont eux aussi leur propre strate, entre nous et, disons, les dieux. Un vide habitable entre les lignes les plus hautes de la portée. À cet instant, je suis et je ne suis pas. Je ne fais peut-être que me montrer, me manifester, comme une macule discrètement gênante sur une lunette, une ombre intempestive dans cette zone chill-out. Je prends l’air, je l’oblige à devenir ma propriété le long de mes conduits animés. Vivante, je dégage encore une certaine chaleur et je dois être ramollie, au-dedans. »
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