Une lecture originale. Un style d'écriture à la fois simple et imagé, qui m'a bien plu. Les descriptions de lieux, de paysages, d'ambiances sont des morceaux de bravoure. Les chapitres sont très courts, cela surprend mais l'on prend vite le pli.
A l'automne 1950, Staline vient se poser quelques jours à Borjomi, ville thermale du sud de la Géorgie, dans le palais Likami, qui fut l'une des résidences des Romanov.
A la veille de ses 70 ans, le sanguinaire dictateur nous apparaît comme un vieil homme décati, bedonnant (nous avons droit à la description de son intimité dans la salle de bains), la démarche hésitante (ah maudites marches d'escalier…), le désir émoussé malgré les efforts de séduction continus de sa maîtresse Lidia Semionova, la femme à la « peau de nacre ».
On découvre de fait un vieux Staline dévoré par les cauchemars qui mettent en scène sa mère, son père violent qui l'a abandonné enfant, le suicide de son épouse adorée, les souvenirs pénibles de sa déportation en Sibérie. Un Staline dont la mémoire chavire et qui est obsédé de ne plus se rappeler si sa femme Nadedja Allilouïeva s'est suicidée d'une balle dans la tempe, ou dans la poitrine.
Les premières pages nous présentent même un Staline jardinier dans l'âme qui coupe les fleurs fanées de ses rosiers et s'inquiète pour les citronniers qui pourraient subir une attaque de cochenilles.
Autre portrait insolite du tyran : en fan de films américains ! Qui l'eut cru ?
Le livre met aussi en exergue une facette moins habituelle de Staline : la haine infinie qu'il voue à l'encontre de son mentor
Lénine. Ah, ce soi-disant camarade
Lénine qui ne lui a pas tendu la main durant son exil en Sibérie.
Jean-Daniel Baltassat relate cette expérience de déportation en Sibérie en 1915 au cours des cauchemars du Petit Père des Peuples (PPP...) (voir l'extrait ci-dessous). Et Staline de considérer fondé de faire vivre cette même déportation à des millions de concitoyens… d'autant que lui-même en avait survécu. Cela dit, le roman nous apprend que le PPP a su adoucir son quotidien en séduisant et s'adjoignant les services tout compris d'une jeune ado locale.
Quid donc de l'Homme d'Etat, chef de la superpuissance mondiale qui challenge l'Amérique ? Eh bien, on le voit écouter d'une oreille fort distraite les briefs sur la guerre de Corée, jeter un vague coup d'oeil au déplacement des petits drapeaux sur la carte. Sans plus. le roman ne fait pas la part belle au stratège international.
Lecteurs avides d'en découvrir davantage sur le fameux divan et les séances de
psychanalyse… idem, ce n'est finalement pas le point fort du roman ! Il est cependant intéressant d'apprendre que Staline fit vraiment installer un divan, copie du fameux divan de
Freud (y compris pour la couleur des coussins et le kilim à fleurs…), dans son appartement du palais de Likami. Qui l'eut cru aussi ? J-D Baltassat en a en effet fait cette découverte lors d'une visite de ce palais il y a quelques années.
Alors que se passe-t-il dans ce roman où Staline ne guerroie pas, ne purge pas et ne complote pas ?
Nous partageons simplement l'intimité du tyran vieillissant, ses rêves et cauchemars, ses récriminations, ses douleurs de personne âgée, son insomnie, ses descentes de cognac et ses Dunhills, ses westerns US, les petits moments avec Lidia Vodianova même pas coquins sinon pathétiques. J'ai apprécié – c'est un détail – la façon de l'auteur de décrire les bruits impressionnants de la tuyauterie de la salle de bains…
Et nous devinons la trouille qui habite tout le personnel du palais ou les gardes face au PPP, à qui il ne s'agirait surtout pas de déplaire. Et lui, le PPP, qui observe son monde les yeux mi-clos mais aux aguets.
Le roman n'en déroule pas moins un certain suspense tout du long : la présence du jeune artiste Danilov invité dans la datcha pour présenter un projet de monument à la gloire de Staline à faire pâlir le mausolée de
Lénine. Or aux trois-quarts du livre, le pauvre Danilov aura subi moult interrogatoires des sbires de Staline sur sa vie et ses pensées les plus profondes (attention, le jeune Danilov bien qu'ayant « révisé », a failli tomber dans divers pièges…) sans avoir encore pu présenter son projet au Général.
Et l'on comprend que le véritable ressort du livre, c'est cette longue attente imposée à l'artiste, cette macération cruelle qui reflète parfaitement la personnalité du tyran… Staline n'a que faire de cette oeuvre mal inspirée, mais se délecte au contraire de faire mariner et régler son compte à ce blanc-bec de peintre, d'une manière inattendue mais ô combien démoniaque.
La fin du livre emprunte à une page de l'Histoire méconnue de l'Union Soviétique, le goulag de l'île de Nozino en Sibérie où, en 1933, furent déportés des milliers de soviétiques dont de malencontreux citoyens lambda arrêtés au cours de rafles. Déportés tels quels, avec ce qu'ils portaient ce jour, sans papier, autres vêtements, nourriture. Et J-D Baltassat, fort bien documenté, de raconter les scènes effroyables de cannibalisme parmi les détenus.
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