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Critique de Cosaque


Avec ce roman Balzac poursuit son exploration de la société de son temps (et moi la mienne dans l'oeuvre De Balzac), en l'occurrence la bourgeoisie parisienne triomphante de la première moitié du 19e siècle. Si jusqu'à présent ce que j'ai lu de cet auteur avait toujours un aspect sombre et âpre, avec la Cousine Bette le portrait de l'humanité qu'il nous dresse est d'une noirceur désespérante. Dès l'ouverture, le ton est donné : un nouveau riche fier de sa réussite commerciale profite de la situation difficile dans laquelle se trouve une épouse fidèle pour tenter de l'acheter ; cette tentative n'est pas seulement dictée par un simple désir libidinal mais surtout par celui d'assouvir une vengeance sur le mari de la dame ainsi transformée en prostituée. Ce début m'a franchement surpris par la rapidité et la violence avec laquelle on se trouve jeté dans l'action. En outre cette introduction indique clairement quels seront les éléments moteurs du récit : sexe, argent, haine.

Tout le long de la lecture j'ai senti comme une urgence, une impatience à montrer les turpitudes qui se trament. Impression d'urgence accrue par le fait que l'histoire qui s'étale sur près de 500 pages n'est pas subdivisée, le roman est d'un seul tenant, il n'y a pas de pause. Je suis loin de connaître l'ensemble de l'oeuvre De Balzac, mais il semblerait que le fait de ne pas ménager d'étape dans la lecture soit une de ses caractéristiques, est-ce dû à la publication sous forme de feuilleton ? Je ne sais pas, mais quoi qu'il en soit le récit est haletant et comme fiévreux. Et de la fièvre, les personnages qui se démènent comme des âmes damnées dans cette histoire, en sont atteint. J'avais parfois le sentiment d'épier la vie d'un hôpital psychiatrique où les malades s'agitent poussés par des pulsions qui les dépassent.

Le plus bel exemple de ce type de personnage complètement possédé par un désir insatiable, c'est le baron Hulot d'Evry. Voilà un homme plutôt comblé par la vie et la société, qui va sacrifier fortune, position sociale, famille, honneur, santé physique et mentale pour satisfaire son appétit libidinal de jeunes femmes ; et plus on avance dans le roman et plus elles sont jeunes au point de se rapprocher de la pédophilie vers la fin. Malheureusement pour lui, la société qui est en train de se constituer en ce début de XIXe (et sous le régime de laquelle nous vivons toujours), est celle du marché, de l'offre et de la demande, ainsi sa tendance « pathologique » est donc encouragée car pécuniairement rentable, tant pis s'il se détruit, il est libre.
À toute demande sur le marché répond une offre appropriée, et c'est là qu'interviennent les femmes qui ont un capital physique exploitable dans le cadre d'une prostitution de luxe. D'une manière détaillée Balzac révèle le professionnalisme avec lequel les courtisanes parisiennes opèraient pour appâter le chaland dans toutes les occasions festives de la vie parisienne d'alors. le costume occupe certes une part importante de la mise en valeur du produit, mais à celui-ci doit s'ajouter le jeu du décolleté, de la bretelle glissante mais également du sourire et de l'oeillade. Balzac nous fait assister aux préparatifs de la principale courtisane (Valérie Marneffe) que nous suivons dans ce roman ; nous la voyons qui s'entraîne, à parfaire les mimiques qui feront mouche devant son miroir, avec une méticulosité et une compétence tout à fait impressionnante, digne des professionnels de la scène. Ces postures aguicheuses constituent une gestuelle technique qui ne fait que répondre à l'attente des hommes, elle ne correspond à aucune réalité intérieure, c'est une sorte de mécanique. Ce pauvre Baron Hulot succombe totalement au charme de cette enveloppe de femme, à l'instar de Nathanaël dans l'homme au Sable de Hoffmann qui tombe fou amoureux d'un automate de forme féminine. Si Hulot se laisse détruire par la terrible Valérie Marneffe, il en est d'autres qui savent négocier chaque clause de la prestation, s'établit ainsi un contrat commercial où chacune des parties trouve son intérêt.


Ce roman a par moment quelque chose qui le rapproche du documentaire dans le sens où il ne semble ne rapporter que des faits bruts. Il y a peu de digressions (sur la vertu, la femme, le vice, la religion...) qui interrompent le fil de l'action, à une exception notable en plein milieu du roman, subitement l'auteur apparaît, pour nous signifier qu'il existe et que derrière tous ces personnages qui s'agitent pour notre plaisir il y a quelqu'un qui s'épuise et souffre à leur insuffler vie.

« Un grand poète de ces temps-ci disant en parlant de ce labeur effrayant [l'écriture] : « Je m'y mets avec désespoir, je le quitte avec chagrin. Que les ignorants le sachent » ».
Remarque qui apparaît après deux pages sur la nécessité pour l'artiste de traquer l'inspiration, de la piéger pour l'obliger à se plier aux exigences d'une forme artistique, qu'elle soit poétique, littéraire, picturale ou sculpturale.

Pour le reste nous sommes dans l'action et uniquement dans celle-ci. Action qui peut prendre des tournures théâtrales ; la Cousine Bette fait la part belle aux dialogues. Certaines séquences m'ont fait penser à des scènes de vaudeville d'un Labiche ou d'un Courteline. Je pense notamment à l'épisode où Valérie Marneffe enceinte offre un repas aux cinq pères potentiels. Elle réussit le tour de force de faire en sorte que chacun d'entre eux se croient le géniteur de l'enfant qui va naître, ce qui donne une séquence où nos cinq cocus sont tout fiers de la naissance d'un mâle ; car en plus elle leur a fait croire, en se basant sur « des signes que seules les femmes sont capables de percevoir », que l'enfant à venir serait un garçon.


Les situations ont, dans cette oeuvre, plus d'importance que les personnages, car si nous voyons se dessiner le destin des individualités qui forment le noeud de l'intrigue, Balzac nous fait surtout le portrait d'un monde, d'une époque qui voit l'avénement d'un système qui s'il ne crée pas la folie humaine la favorise avec un cynisme consommé. Il nous donne à voir les débuts du capitalisme, et comment il agit sur les mentalités. C'est ainsi que nous voyons des individus se transformer volontairement en produits de consommation. Quant à ceux qui ne parviennent pas à s'insérer dans l'engrenage de l'offre et de la demande, soit parce qu'ils sont intoxiqués et totalement dépendant d'un produit comme le baron Hulot soit parce qu'ils sont trop dignes, nobles ou simplement conscients de leur humanité comme la Baronne Hulot, ils sont détruits ou réduits à la folie. Destruction mentale qui est particulièrement sensible dans la confrontation entre Crevel (archétype du nouveau riche, brutal et content de lui) avec la Baronne Hulot (femme intègre, pleine d'espérance et si naïve). Pour sauver un membre de sa famille la baronne accepte finalement de s'offrir à Crevel contre monnaie sonnante et trébuchante, seulement Crevel ayant déjà une maîtresse qui le satisfait pleinement refuse l'offre de la Baronne. Toutefois il essaie de trouver une solution pour sortir la baronne de ce mauvais pas, en lui proposant un « plan ». Il connaît un ami financièrement bien pourvu mais qui trop fraîchement débarqué de sa province n'a pas eu le temps d'acquérir la maîtresse de premier choix qui correspondrait au standing de vie parisienne auquel il peut prétendre, madame Hulot pourrait éventuellement faire l'affaire. Accepter de se vendre à un homme qu'elle connaissait était déjà un viol qu'elle s'imposait, mais qu'en outre elle se voit d'abord rejetée puis reléguée au statut de marchandise, est une humiliation si violente qu'elle provoque une commotion nerveuse qui laissera des traces (un tremblement nerveux du bras droit) jusqu'à sa mort. Ce qui il y a de remarquable dans cette scène, c'est l'incrédulité de Crevel devant la réaction de la Baronne, il n'a rien compris, il pensait simplement rendre un petit service en facilitant une transaction tout ce qu'il y avait de rentable : un bon plan, un tuyau. Cette scène est d'une cruauté assez rare, elle pourrait figurer dans un roman noir tout ce qu'il y a de plus trash.


La cousine Bette est une oeuvre d'une actualité brûlante par la logique du cynisme marchand qui nous est révélée dans toute sa crudité. Cet ouvrage pourrait aisément être réactivé dans une adaptation cinématographique mais transposée à notre époque. Balzac a signé il y a moins de 170 le scénario d'un film toujours atrocement contemporain.
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