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Critique de michfred


Ninetto est couché, les mains derrière la nuque, les yeux clos pour ne pas voir les autres, serrés comme des harengs dans la même cellule. Il se raconte une histoire.

Son histoire.

Parce que dix ans, c'est long. Même s'il doit sortir bientôt.

Ninetto vient de Sicile, il vient de la misère et de la faim, il vient du pays où les baffes volent bas quand on est un "picciridù".

Ces mioches-là ont juste le droit de se taire - " tu pourras parler quand tu verras la poule pisser", lui dit sa mamma quand elle l'emmène à " casa d'altri"- ils ont aussi celui de retrousser leurs manches et de bêcher la terre aride pour un " paesino" presque aussi pauvre qu'eux. Et enfin, celui de s'arracher, à neuf ans, à ce "pays de merde" pour tenter leur chance dans les grandes villes du Nord où le boulot ne manque pas.

Cette triste histoire- là, Ninetto se la raconte dans sa langue à lui, chaleureuse, haute en couleurs, cocasse, émaillée d'expressions locales...et c'est comme un rayon de soleil dans l'eau froide!

Ses tribulations de "galoppino"-littéralement, coursier- tricotant des gambettes sur son biclou dans les rues crasseuses d'une banlieue ouvrière de Milan, deviennent une geste héroïque et facétieuse qui masque pudiquement une vie déracinée et douloureuse.

Quelques rencontres chaleureuses-les maçons des Abruzzes, Antonio le musicien sans guitare, Maddalena la femme de sa vie et sa femme pour le meilleur et le pire- viennent trouer de leur lumière le récit sans cesse interrompu que Nino se fait à lui-même, dans la promiscuité de sa cellule.

Mais il sort, et le récit butte sur l'irracontable.

Quels mots, pour raconter le noir tunnel du quotidien, et celui, plus noir encore, de la faute qui l'a mené en prison ?

Quels mots pour raconter l'impossible réinsertion pour ce travailleur de la première heure qui retrouve, à cinquante ans passés, un monde sans usine, sans travail, sans âme ?

Ninetto aurait voulu être poète, et peut-être aussi un peu communiste, s'il n'avait juré à Maddalè qu'il ne se ferait ni rouge, ni noir, ni blanc. Sa courte expérience de l'école lui a laissé le goût des rimes et une grande admiration pour "Russò", qui eut le cran de faire le procès du premier qui osa dire : "Ceci est à moi!"

Maintenant, c'est un autre livre qu'il lit, relit, et peu à peu, reconnaît. le héros de ce livre s'appelle Meursault. Un frère. Un Étranger.

Un Étranger comme Ninetto, petit "napuli" de Milan -les italiens du Nord mettent tout le mezzogiorno dans le même sac-.

Un Étranger comme Nino devenu vieux, maintenant, dans ce nouveau monde où il faut un c.v. modèle européen téléchargé sur le net pour pousser des chariots ou vider des palettes.

Un Étranger dans ce monde où de nouveaux pauvres de toutes les couleurs, venus de plus en plus loin, ont remplacé siciliens, abruzziens et calabrais, pour faire un travail d'esclave.

Un Étranger à lui-même, puisqu'il n'arrive plus à mettre ses mots colorés sur cette vie toute noire, toute opaque, menacée par le silence, la solitude, la folie..

Magnifique livre, une fois encore, de Marco Balzano, qui a été , nous dit-il en postface, précédé d'un long travail d'interviews de ces anciens petits migrants des années cinquante, arrachés en pleine enfance à leur terre natale, à leur famille et qu'il a patiemment interrogés et écoutés.

Mais loin de nous livrer le fruit d'un reportage, Balzano a complètement intériorisé son sujet. Il a donné une stature-décharnée, - on l'appelle "pelleossa", sac d'os- à son narrateur, et surtout une voix, étouffée, douloureuse, marquée, mais, quand elle revient à l'enfance, toute chargée de soleil et d'humour. Et c'est ce clivage des tons qui fait, mieux que tout, sentir la brisure de l'être.

Un beau personnage que cet Etranger sicilien, qui m'a paru d'autant plus vrai et proche que j'ai lu - ou plutôt dévoré- le livre dans sa version originale.
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