AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Fabinou7


Vous connaissiez le Maître et Marguerite ? Laissez-moi vous parler du Maître et Mikaël.

Ce livre est une toile d'impressionnisme. L'ensemble apparait par petites touches de couleurs, en s'approchant de trop près on manque l'essentiel, au contraire, c'est un pas en arrière qu'il faut marquer sur cette oeuvre. Elle reste une “impression” poétique. Monet lui-même reconnaîtra un pair impressionniste dans l'opus de Bang.

“Nous avons conservé dans nos coeurs la tristesse de son chant”. Dans sa Préface, l'écrivain allemand Klaus Mann est bouleversé par le chant du cygne de Bang. le fils de Thomas Mann, homosexuel comme Bang, reste ébahi par “le roman d'amour le plus triste de tous les temps”. Mann, dans sa nouvelle « Ludwig » consacrée au non moins tragique roi de Bavière, fera après Bang le récit d'une “mort solitaire”, celle de Lohengrin… un autre chant du Cygne.

L'autrichien Robert Musil, dans son journal, notait la “rigueur de style”, la description subtile d'une relation. L'auteur danois a cherché à “représenter la loi qui règne entre deux êtres” se préoccupant moins des individus que de la relation in abstracto.
Outre le fait que les deux auteurs ont traité le thème des “amitiés particulières” à la même période (1904 pour Bang, et 1912 pour Musil) il y a une volonté d'extrême précision dans leurs oeuvres.
Mais là où Musil n'épargne pas au lecteur la moindre pensée de son personnage, Bang observe, souvent extérieur aux personnages, et nous indique leurs pensées par la moindre intonation de voix, la moindre crispation sur le visage, le moindre tremblement trahissant l'émotion.

Tout cela sans forcément entrer dans la tête de ses personnages, ce serait trop facile, trop grossier pour le lecteur, non c'est de l'extérieur qu'il va décrire trait par trait avec une incroyable palette de nuances, les façons de se parler, de se répondre, de rire un peu trop fort, de s'observer un peu trop longtemps, de retenir ses larmes, de déglutir, de pâlir, de jaunir, de dire une chose pour en faire comprendre une autre, mettant ainsi le lecteur à contribution.

Les dialogues, souvent équivoques, sont des flèches mondaines. Il suffit d'un vacillement des cordes vocales, d'une pensée obstruante et la flèche manque sa cible et trahît l'émoi de l'archer. La virtuosité des dialogues tient à la fine observation de cette pratique proprement humaine, avec ses quiproquos, ces interprétations, ses intonations enrouées, ses rires sardoniques et son masque facial, ce qui faisait dire au dramaturge italien Luigi Pirandello “on croit se comprendre, on ne se comprend jamais.”

L'oeuvre est toute tendue vers les dialogues y compris les dialogues orchestres, l'auteur maîtrisant l'art de réunir toutes les subtiles actions autour d'une seule unité de lieu. Reprenant une technique impressionniste, les peintres peignaient “in situ”, Bang qui fréquenta ce milieu parisien et metteur en scène lui-même, parvient à créer un visuel et un art du rythme presque théâtral.

La peinture du milieu de l'art et du théâtre parisien de la Belle Epoque (apparition de la célèbre Réjane) est très érudite, à grand renfort de noms contemporains, elle ancre le récit dans le réalisme.

C'est un roman de non-dits, d'équivoques, où les banalités délayées à table veulent dire, dans la tectonique souterraine des sentiments, je t'aime ou je te haïs (le seul petit reproche c'est l'expression répétée du mot “tremblement” à tout le moins ainsi traduite, est-ce un roman parkinsonien ?).

Les rapports entre le maestro français et son élève praguois rappellent le mélange des genres maître/disciple entre Rodin et Camille Claudel ou encore Léonard de Vinci et Salai avec son inavouable, son indécent et son malaise.

“Toi Mikaël, tu dévores l'argent.” La relation sibylline entre Claude Zoret et son élève, son fils adoptif, le « messager de la victoire », est abîmée par une querelle bassement pécuniaire, le bel éphèbe se joue de son mécène au profit de la Princesse Zamikof car, rétorque-t-il, “l'argent est nécessaire, lorsqu'on est heureux !”
Cela dit, nous n'avons que le point de vue du Maître, le récit de sa propre émancipation par le jeune homme fut sans doute bien différent et éclairant.

“Tu dois être le seul à ne rien savoir” lance le critique Charles Schwitt au maître au sujet de la liaison entre la Bohème et la Volga.
Ce à quoi Zoret répond : “c'est donc elle, finalement ? articula-t-il avant de s'abîmer dans le silence”, mais très vite, il se reprend et, à Schwitt critiquant le choix de Mikäel, il répond, “la personne qu'on désire est toujours le meilleur choix”.
Cette réplique est typique de l'équivoque des dialogues, à la lecture on a l'impression (encore…) que le Maître, impassible, défend le choix de Mikaël pour Lucia, mais ne serait-ce pas davantage son propre choix - Mikaël - que le Maître tente de justifier…

“Hélas, il y a des délits qui ne tombent pas sous le coup de la loi”. Ce roman intimiste emprunte ainsi aux codes de la tragédie, le Maître, stoïcien dans sa douleur, vacille implacablement vers le gouffre, trahison après trahison, son sort est scellé, et son étoile décline, il ne peut jouer sur le même tableau, malgré quelques tentatives, notamment celle du retour du Messager de la victoire en majesté, crépuscule éclatant et pathétique avant l'obscurité.

Qu'en pensez-vous ?
Commenter  J’apprécie          829



Ont apprécié cette critique (78)voir plus




{* *}