J'aime Russel Banks. J'aime l'homme, ses idées souvent , son parcours de gamin de la working class jusqu' à Princeton, et ses romans bien sûr . Attention ! pas tous ; ses derniers m'ont un peu déçus . J'ai apprécié modérément "Lointain souvenirs de la peau", et surtout "La Réserve". Par contre, "Affliction" , "Pourfendeurs de nuages" , "American darling" ....des chefs-d'oeuvre absolus ; et, last but not least , "Continents à la dérive" que j'emporterai volontiers sur une île déserte tant ce roman puissant et dévastateur , d'un pessimisme noir, relativiserait alors ma condition de naufragé (car il est bien entendu que je ne serai sur une île déserte que par accident et quelque part en Antarctique , du côté des Kerguelen par exemple )....
Bon, il y a quand même un truc que je n'aime pas chez Russell : C'est son admiration pour ce tartarin d'Hemingway, l'auteur délicat d'"En avoir ou pas" , le matamore charcutant les taureaux sous les yeux énamourés d'Ava Gardner, le pilier de bar pendant la guerre civile espagnole, le viandard que Romain Gary aurait eu plaisir à étrangler de ses mains ! Bon je m'égare, je m'égare....
Le dernier livre de Russel Banks, parut en 2017, toujours chez Actes Sud, et toujours traduit par Pierre Furlan, traducteur attitré de Banks, n'est pas un roman ; juste une compilation de récits de voyages que son éditeur new-yorkais a du réunir pour en faire un bouquin . Genre : "Dis-donc Russ ! en attendant ton prochain roman (qui tarde un peu...) , ça serait pas mal que tu fasses une compil de tous ces articles de journaux , de tous ces souvenirs que tu trimballes....ça fera patienter tes fans...surtout en France où tu es adulé ! "
"Voyager" c'est dix chapitres , dix voyages. Le premier voyage qui occupe un tiers du livre, nous ramène aux îles et constitue à lui seul la première partie du livre. En 1988, un magazine de luxe new-yorkais propose à Banks un reportage sur les îles des Caraïbes, 30 îles à visiter, en soixante jours, tous frais payés. Pour Banks (qui saute sur l'occasion , on le ferait à moins :-) , c'est aussi un retour sur son passé ; on sait l'importance de la Caraïbe dans son oeuvre : la Jamaïque bien sûr, où il a vécu un an avec sa première femme, mais aussi Haïti , une ile "clef" dans "Continents à la dérive". Et puis n'habite t-il pas Miami une partie de l'année ? et puis son amour d'Hemingway ?
Ces 147 premières pages permettront au lecteur de découvrir, en plus d'une flopée d'îles paradisiaques (certaines pas trop quand même...) , la quatrième future femme de Russell : Chase. Le propos de Russell Banks est double. D'un côté il nous fait partager sa découverte des îles où son acuité intellectuelle dissèque et analyse les progrès inéluctables de la catastrophe annoncée : que restera t-il bientôt des ces îles soumises à une invasion touristique de masse ? et de l'autre il se livre mezza voce à une belle introspection , que j'ai trouvée vraiment courageuse, sur son parcours amoureux et professionnel. le bougre en est alors à son troisième divorce. Ce voyage , aux frais de la princesse new-yorkaise, est l'occasion pour Russel de faire sa cour à sa future quatrième femme et de lui expliquer quel homme il est vraiment. Il ne cache rien, ni à Chase ni à nous lecteurs, il raconte ses galères, son instabilité, son addiction à l'alcool, son père déjanté, ses foucades, ses trois premières femmes, ses filles, ses petits-enfants......Et tout cela sans jamais s'apitoyer sur lui-même . Avec une lucidité clinique il convient que sa part de responsabilité dans l' échec de ses mariages est grande.
On est loin des plages de sable blanc, des palmiers , du " ti rhum", des Grenadines, de Saint-Bart, de Marie-Galante, de la Guadeloupe, de Saint-Martin, toutes îles que Russell et Chase ont visité.
Les neuf autres voyages , dont la pagination est beaucoup plus courte, sont des voyages que tout un chacun aurait pu faire . du tourisme souvent (Seychelles, Edimbourg, Sénégal , Alaska...) , et aussi des expéditions , des trekkings, dans les Andes, en Equateur, au Népal. Mais toujours avec ce regard acéré de l'écrivain qui n'est jamais dupe. Et avec le constant paradoxe humain que nous sommes constitués d'une raison raisonnante et d'un corps toujours quémandeur de plaisirs. A cet égard le voyage en Alaska en est une ironique démonstration. Russell Banks est convié,en 1993,par un magazine "pour homme" , à tester le nouvel Hummer H2 , ce truc sur roues hérité du véhicule tout terrain que les américains employaient en Irak. 25 litres aux cents kilomètres, 600 CV , The bête ! Et là nous voyons notre idole littéraire , qui dans quelques voyages précédents (Seychelles...) , nous a tiré des larmes lors de l'évocation des derniers cinquante perroquets noirs de l'archipel, s'éclater à piloter son OVNI sur les highways désertes de l'Alaska en philosophant doctement sur l'irrémédiable destruction de la Nature, consubstantielle à l'espèce humaine : malaise.... Assumé.
Banks , l'âge venant, n'a plus beaucoup d'illusion sur l'Homme. Et il a fait sien, certainement, le propos de Mark Twain : " Tout ce qui m'importe est de savoir qu'un homme est un être humain -cela me suffit. Il ne peut pas être pire".
Malgré tout n'est pas Cioran qui veut, et dans la plupart de ses pérégrinations, l'humaniste pointe sous les constats désabusés que lui inspirent les hommes. C'est beau l'espoir :-).
Bon je sens que je vais encore être un peu long....Alors que je n'ai pas encore parlé des exploits, inconnus certainement de beaucoup de ses fans, alpinistiques ( ok ça ne se dit pas...) de Russell Banks. Une autre fois peut-être. Ou alors lisez "Voyager" !
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A travers ses voyages, Russell Banks dessine aussi un autoportrait, interrogeant "sa relation au monde, aux femmes, et, plus largement, à la condition humaine".
Lire la critique sur le site : Culturebox
Mais, au-delà du récit de voyage, ce récit se double et même se triple de plusieurs niveaux: méditation sur le mariage et l'amour, réflexions sur le vieillissement, retour vers l'enfance, le tout empreint d'une certaine mélancolie, semblable à celle des paquebots évoquée par Flaubert, lequel parlait également de «l'étourdissement des paysages et des ruines».
Lire la critique sur le site : LeFigaro
Cette confession […] a l’élégance de nous offrir à la fois la beauté brute d’une pensée authentique et la pureté d’une écriture policée d’une incroyable précision.
Lire la critique sur le site : LaCroix
L’écrivain américain, auteur d’« American Darling », se livre comme jamais dans « Voyager », recueil de ses pérégrinations dans le monde entier. Jalons.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Un alligator antédiluvien de presque deux mètres traverse en silence le profond marécage, se laisse porter jusqu'à un haut-fond de l'autre côté où il s'arrête et se tapit - tronc ridé pourvu d'yeux
(Rêves des temps premiers)
Le sentier, juste après le pont, amorçait une montée abrupte en s'écartant de la rivière. J'ai alors vu arriver vers nous un vieil homme, européen ou nord-américain, qui descendait laborieusement et passait avec prudence sur les racines et les pierres en s'aidant de ses bâtons de randonnée. Pauvre gars, ai-je pensé. De toute évidence trop âgé pour ça. Sens de l'équilibre clairement fichu, jambes tremblotantes, bronches rétrécies qui cherchent l'air même en descente. Trop d'artères durcies, trop de masse musculaire et osseuse perdue pour maîtriser une ascension aussi dure. Et je me suis dit: il arrive un moment où un vieillard devrait rester à la maison au coin du feu.
Et puis, derrière ce randonneur, est apparue une blonde mince, très attirante, la petite trentaine. Le vieil homme est arrivé près de moi et m'a regardé bien en face. Je lui ai rendu son regard et je me suis aperçu qu'il était probablement du même âge que moi - un septuagénaire lui aussi. Nous n'avons souri ni l'un ni l'autre, et nous ne nous sommes pas salués. Bien que nous soyons restés debout à nous dévisager mutuellement pendant plusieurs longues secondes, aucun des deux ne voulait voir l'autre ni être vu par lui. Nous étions pareils, lui et moi, et ça ne plaisait à aucun des deux. Je savais qu'il espérait que je croirais que la jeune femme était sa maîtresse et pas sa petite-fille ni sa nièce, et que je le verrais comme un vieux bouc [...]. De fait, j'espérais que la jeune femme était sa maîtresse, pas sa petite-fille ni sa nièce. [...] Pour la première fois, le problème m'apparaissait. Au bout d'à peine quatre jours de randonnée à une altitude relativement basse, j'avais rencontré ce moi véritable que je craignais: un homme qui pouvait aussi bien être un vieil imbécile qu'un vieux bouc.
Mais n'était-ce pas l'une des raisons, sinon la principale, pour lesquelles j'avais décidé d'entreprendre ce trek? Pour déterminer lequel des deux j'étais vraiment?
Certes, ici, le monde naturel avait été préservé, mais le voir d'aussi près vous rend conscient du fait que vous en avez un besoin absolu, et cela peut briser le coeur. La préservation de ce minuscule bout de planète vous donne à comprendre que le reste de la planète a été détruit et qu'on ne pourra pas le faire revenir.
il se peut que, du fait que mon amour pour Becky dépendait du besoin qu'elle avait de moi, mon amour ait eu moins de masse mesurable que son besoin mas davantage de moment cinétique. Il était donc inévitable qu'il atteigne sa vitesse de libération. Et cela je l'avais su dès le jour où nos plans orbitaux s'étaient croisés. Pendant le restant de mes jours, j'en éprouverai le regret - non pas celui de la différence de force et de moment cinétique entre mon amour pour Becky et le sien pour moi, mais celui d'avoir décelé ces différences depuis le début, d'en avoir pris la mesure et, pourtant de m'être comporté comme si je n'en avais aucune idée. Il devrait exister un corollaire au conseil de Nelson Algren : n'épouse jamais quelqu'un qui a davantage besoin de toi que toi d'elle - ou de lui. Tu lui causeras plus d'ennuis que tu n'en as.
Au cours de la dernière décennie, le nombre total de visiteurs a augmenté de dix pour cent en général, et beaucoup plus dans certains parcs (soixante-dix pour cent à Yosemite, par exemple), ce qui provoque - surtout dans les parcs commodément situés assez près des zones urbaines -des bouchons, des dégâts environnementaux, des graffitis, de la délinquance : tous les malheurs de l’ici et maintenant auxquels nous tentions d’échapper.
Russel Banks est mort le 8 janvier 2023. Cet écrivain, très apprécié en France, était un ardent critique des dérives de l'Amérique contemporaine. "Le Royaume enchanté", son dernier roman vient de paraître aux éditions Actes Sud dans une traduction de Pierre Furlan.
Nos deux critiques littéraires l'ont lu et vous en parle.
#critique #litterature #russellbanks
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