L'ouvrage lui-même, à l'instar du Parfum de Suskind qui sent, exhale les fragrances les plus dissimulées, est
une gourmandise qui ouvre l'appétit et poétise les sens.
Ce livre nostalgique qui plonge le lecteur dans les souvenirs sensuels de l'enfance, se déguste comme une carte de restaurant avec ses amertumes, ses acidités, ses moellesses : "oui la moellesse : ni mollesse ni moelleux", ses sucres, fruits, sauces, sorbets et ses craquants...
On ne lit pas
Une gourmandise comme on lit un roman mais plutôt comme on feuillette un journal intime, un journal ou serait inventoriées toutes les sensations possibles au palais.
Ne vous attendez pas à des rebondissements, ou à une construction psychologique de personnages, non, dégustez simplement et lentement l'élégance des plaisirs de bouche.
"Il rinça soigneusement le riz thaïlandais dans une petite passoire argentée, l'égoutta, le versa dans la casserole, le recouvrit d'un volume et demi d'eau salée, couvrit, laissa cuire. Les crevettes gisaient dans un bol de faïence. Tout en conversant avec moi, (...), il les décortiqua avec une méticulosité concentrée. Pas un instant il n'accéléra la cadence, pas un instant il ne la ralentit. La dernière petite arabesque dépouillée de sa gangue protectrice, il se lava consciencieusement les mains, avec un savon qui sentait le lait. Avec la m^me uniformité sereine, il plaça une sauteuse en fonte sur le feu, y versa un filet d'huile d'olive, l'y laissa chauffer, y jeta en pluie les crevettes dénudées. Adroitement la spatule en bois les circonvenait, ne laissant au menus croissants aucune échappatoire, les saisissant de tous côtés, les faisant valser sur le gril odorant. Puis du curry. Ni trop ni trop peu. Une poussière sensuelle embellissant de son or exotique le cuivre rosé des crustacés : l'Orient réinventé. Sel, poivre. Il égrena au ciseaux une branche de coriandre au-dessus de la poêlée. Enfin rapidement un bouchon de cognac, une allumette ; du récipient jaillit une longue flamme hargneuse, comme un appel ou un cri qu'on libère enfin, soupir déchaîné qui s'éteint aussi vite qu'il s'est élevé.
Sur la table de marbre patientait une assiette de porcelaine, un verre de cristal, une argenterie superbe et une serviette de lin brodé. Dans l;'assiette il disposa soigneusement, à la cuiller en bois, la moitié des crevettes, le riz auparavant tassé dans un minuscule bol et retourné en une petite coupole joufflue surmontée d'une feuille de menthe. Dans le verre, il se versa généreusement d'un liquide de blé transparent.
"Je te sers un verre de sancerre?"
Un repas sur le pouce. C'était ce que Jacques Destrères appelait un repas sur le pouce."
Un délicieux voyage sensoriel pour ma part !