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Le nom et l'innommé, voire l'innommable : Une Histoire sans nom gravite autour de ces deux pôles. Le nom d'abord. Celui de Ferjol : c'est le nom de famille de la belle Jacqueline. Enlevée par amour, veuve inconsolable d'un mari trop aimé, elle continue d'adorer la mémoire de son mari tout en expiant sa faute dans une dévotion fervente , un catholicisme exalté qui semble puiser son austérité dans ces Cévennes réformistes où elle s'est réfugiée. Une fille est née de cet amour exclusif mais Jacqueline de Ferjol n'ose aimer son enfant ouvertement : son amour maternel est masqué et contraint. Retenu, prisonnier…et bientôt emprisonnant comme une geôle de fer. Ferjol. La fille, Lasthénie de Ferjol, est fragile et timide. Elle non plus n'ose aimer sa mère, ni lui parler. Elle la craint . Elle s'étiole à ses côtés, petite chose pâle, maladive et blonde . Asthénique comme son prénom. Une autre femme, aux côtés de la geôlière et de sa victime : une servante, une femme du peuple, une normande exilée dans les Cévennes qui rêve de retrouver son Cotentin natal- elle le retrouvera, mais pour le pire- pleine de bon sens et de méfiance paysanne, croyant aux sortilèges, aux enchantements, aux diableries. Tendre à ces deux femmes murées dans leur silence et incapables de se dire leur amour - et, avec elles deux , bonne comme son nom : Agathe. Quatrième nom : le frère Riculf, le capucin satanique- le Moine de Lewis n'est pas loin ! ce nom-là est une sorte de borborygme barbare , d'éructation malfaisante, de vomissure d'exorcisme…Riculf passe dans l'histoire de ces solitudes féminines et les bouleverse à jamais. Par lui, viendra l'innommé. Incroyable Barbey d'Aurevilly, qui frise toujours le scandale- un moine violeur, quand même !- et tutoie le fantastique sans trancher nettement entre l'explication rationnelle – et hérétique- et l'explication irrationnelle – et magique ! Malgré les éléments rationnels, peu à peu explicites, restent toujours quelques mystères inexpliqués, inexplicables…sans nom eux aussi . Tel ce chapelet abandonné par le capucin au château de Ferjol, lourd comme une chaîne de bagnard et dont les grains semblent, au toucher , porter un sort aux conséquences funestes… Tel ce pèlerinage de la dernière chance tenté par la bonne Agathe dans son Cotentin retrouvé, au retour duquel elle croise une lune maléfique qui la suit entre les arbres et éclaire soudain, en travers de sa route, un cercueil que la superstition lui commande de renverser – mais il est inexplicablement lourd- et lui interdit d'enjamber – ce serait présage de mort !- , la forçant à faire un détour dans les bois. Agathe se retourne un peu plus loin : plus de cercueil sous la blême lueur lunaire ! Brrr…. Pour ces passages angoissants, pour l'analyse formidablement juste de cet amour mère-fille sans mots qui devient une haine sans nom, pour la sombre silhouette du moine criminel, pour les paysages hantés du Cotentin , pour ceux étouffants des Cévennes- Barbey avoue y avoir souffert de claustrophobie comme jamais- Une Histoire sans nom mérite qu'on s'y plonge. Âpre voyage mais plaisir…sans nom ! + Lire la suite |
Enseignement 2016-2017 : de la littérature comme sport de combat
Titre : Tropes de la guerre littéraire : Ami-Ennemi
Chaire du professeur Antoine Compagnon : Littérature française moderne et contemporaine : histoire, critique, théorie (2005-2020)
Cours du 17 janvier 2017.
Retrouvez les vidéos de ses enseignements :
https://www.college-de-france.fr/site/antoine-compagnon
Le condottiere radicalise le Bravo. Mentionné par Balzac dans sa Monographie de la presse parisienne (1843), il est le « gladiateur littéraire », l'exécuteur des basses oeuvres journalistiques, l'auteur des lâchetés anonymes de la guerre de librairie. Lucien de Rubempré en est un exemple, comme Andoche Finot, personnage de la Comédie humaine, tour à tour qualifié de « spiritue[l] condottier[e] », de «spéculateur », ou de « proxénète littéraire ». le mot est utilisé en premier par le Titien pour parler de l'Arétin, inventeur du chantage littéraire, qui fait payer les rois en échange de la sauvegarde de leur réputation. Dans le XIXe siècle français, deux figures l'incarnent particulièrement : Louis Veuillot (1813-1883) et Adolphe Granier de Cassagnac (1806-1880). le premier, polémiste catholique ultramontain, rédacteur en chef de L'Univers, est accusé – notamment par Sainte-Beuve – d'entretenir une guerre permanente des petits journaux contre les grands, qui freine le progrès littéraire au lieu de le soutenir. le second, journaliste virulent de la Monarchie de Juillet, député du Second Empire, est quant à lui le modèle du journaliste qui s'adapte aux régimes successifs. de même que Lucien dédouane Finot au nom de son courage au duel, Barbey dédouane Granier de Cassagnac au nom de son évitement constant du parti du Progrès, duquel il pouvait pourtant obtenir les plus grands avantages.
La Monographie de Balzac compte encore, comme équivalents du condottiere, eux aussi emprunts euphémisants à une langue étrangère : le guérillero, souvenir du maquisard des campagnes d'Espagne que Balzac utilise pour décrire Alphonse Karr (1808-1890), rédacteur des Guêpes ; le matador, homme de l'ombre à la fidélité incertaine.
À côté des hommes sur lesquels on ne peut pas compter, il y a ceux sans lesquels on ne peut rien faire. La littérature est un sport, y compris pour sa dimension collective, où l'opposition à un adversaire fonde la solidarité d'une équipe : c'est la dialectique forte de l'ami et de l'ennemi. Tout adversaire n'est pas ennemi, et ceux que l'on combat en duel ne sont pas ceux que l'on combat à la guerre ; il est une certaine adversité qui se rapproche de l'amitié. Réciproquement, une amitié mal conduite constitue la source des plus grandes inimitiés.
Baudelaire, dès ses Conseils aux jeunes littérateurs de 1846, analyse la dialectique « Des sympathies et des antipathies », et démontre qu'une sympathie doit être méticuleusement entretenue – signe aussi, étonnamment optimiste, qu'amitiés et inimitiés peuvent être choisies. Baudelaire lui-même est un attentif lecteur d'Illusions perdues, roman de la dialectique de l'amitié et de l'inimitié. Lucien n'a ni ami ni ennemi lorsqu'il arrive à Paris, mais c'est bien l'absence des seconds qui constitue le plus grand obstacle à sa gloire littéraire. Plus tard, il fait l'expérience de ce que la camaraderie du groupe de Lousteau peut lui offrir, par rapport à l'amitié purifiée du cénacle de Arthez. Lucien, avec le même Lousteau, finit par faire la découverte progressive de l'inimitié dans l'amitié.
Le mot de camaraderie apparaît dans ces années : Balzac attribue le néologisme à un article de Henri de Latouche en 1829, mais Janin le corrige en en attribuant la paternité à Mercier, en 1801. L'article de Latouche évoque une fatalité de dispute entre les anciens amis, réduits à se combattre mutuellement après avoir combattu ensemble. le terme a une connotation fortement négative : il désigne l'entente entre personnes aux intérêts communs, prend dans la langue le relais du compérage qui relie le charlatan de foire à son acolyte. La camaraderie désigne la même association lucrative, l'entraide facile entre éc