Citations sur Châteaux de la colère (60)
— dans ces moments-là on dirait que les coups de cloche découpent la nuit en quartiers, c'est le temps qui devient une lame ultrafine et qui sectionne l'éternité — la chirurgie des heures, chaque minute une blessure, une blessure pour sauver sa peau — on est là cramponnés au temps, voilà la vérité, parce que le temps fait le compte de toutes nos tentations d'être, minute par minute — compter c'est sauver sa peau, voilà la vérité, ce qui légitime en fait toutes les horloges, la douceur déchirante de tous les coups frappés par n'importe quelle cloche — on s'accroche au temps pour qu'il y ait un ordre dans l'électrisante défaite quotidienne, un avant et un après chaque choc — on s'y accroche avec une peur féroce, et déterminée, avec une méticulosité hystérique et une force inhumaine.
... ce qu'il y a de beau dans la vie est toujours un secret... […] et le bonheur, c'est là qu'il se cache...
Ils arrivaient et repartaient, les trains, comme fous. Et tous ces gens, à monter et à descendre, chacun à coudre sa propre histoire avec l'aiguille de sa propre vie, maudit et magnifique travail, tâche infinie.
Il cherchait une solution, et celle-ci le rattrapa, comme il arrive souvent, en le surprenant par derrière alors qu'il remontait le chemin — de tous, le plus mystérieux — de la mémoire. Ce fut comme une bouffée. Un courant d'air filtrant par les serrures de l'oubli.
Ainsi fait le destin : il pourrait filer invisible, et il brûle au contraire sur son passage, ici ou là, quelques instants, parmi les milliers d'instants d'une existence. Dans la nuit du souvenir, ces instants-là flamboient, dessinant la ligne de fuite du hasard. Des feux solitaires, bons pour se donner une raison, n'importe laquelle.
Il faut imaginer ça. Un train lancé dans une course furieuse sur deux lames de fer, et dans ce train un petit coin d'immobilité magique minutieusement découpé par le compas d'une petite flamme. La vitesse du train et la fixité du livre éclairé. L'éternellement changeante multiformité du monde tout autour, et le microcosme pétrifié d'un oeil qui lit. Comme un noyau de silence au coeur d'une détonation. Si l'histoire n'était pas vraie, si ce n'était pas la vraie histoire, on pourrait se dire: c'est juste une jolie métaphore exacte. Au sens où peut-être, toujours, et pour tout le monde, lire ce n'est jamais que fixer un point pour ne pas se laisser séduire, et détruire, par la fuite incontrôlable du monde.
On lit pour ne pas lever les yeux vers la fenêtre, voilà la vérité. Un livre ouvert c'est toujours la présence assurée d'un lâche - les yeux cloués sur ces lignes pour ne pas se laisser voler le regard par la brûlure du monde - les mots qui l'un après l'autre poussent le fracas du monde vers un sourd entonnoir par où il s'écoulera dans ces petites formes de verres qu'on appelle des livres - le moyen le plus raffiné de battre en retraite, voilà la vérité.
Le soir, comme tous les soirs, le soir tomba. Rien à y faire : cette chose-là n'a d'égards pour personne. Il tombe, et c'est tout. Peu importe quelle sorte de jour il vient d'éteindre. Que ce soit un jour exceptionnel ou pas, c'est pareil. Le soir tombe, et l'éteint. Amen.
Il avait la conscience lucide que son âme était aussi effilochée qu'une toile d'araignée abandonnée. Un regard — même rien qu'un regard — aurait pu la déchirer pour toujours. [...]
La toile d'araignée qu'était son âme pouvait à nouveau servir de piège pour ces étranges mouches que sont les idées. [...]
Et il sentit ce que sent la toile d'araignée quand elle rencontre la trajectoire étonnée d'une mouche attendue depuis des heures.
Il y a la lumière tout autour, la lumière du soir. Le soleil te prend sur le côté, quand c'est comme ça, c'est une manière plus douce, les ombres se couchent démesurément, c'est une manière qui a en elle quelque chose d'affectueux — ce qui explique peut-être comment il se fait qu'en général il est plus facile de se croire bon, le soir — alors qu'à midi, au contraire, on pourrait presque assassiner ou pire ; avoir l'idée d'assassiner ; ou pire : s'apercevoir qu'on serait capable d'avoir l'idée d'assassiner. Ou pire : se faire assassiner.