Hervé Joncour n'a pas dirigé ses pas vers la carrière militaire que son père lui souhaitait. Par un hasard bienheureux, lors d'une permission, il fait la connaissance d'un propriétaire de filatures, Baldabiou, qui a vu en lui le voyageur qui lui ramènerait des oeufs de vers à
soie.
Huit ans plus tard, en 1861, Hervé a trente-deux ans, est marié à Hélène et n'a pas d'enfant. A la recherche des minuscules oeufs qui font sa fortune, il parcourt de lointaines contrées et revient toujours émerveillé. Il enchante alors son mentor Baldabiou de ses visions exotiques.
Cette année, une épidémie décime les oeufs de tous les éleveurs, faisant des ravages bien au-delà des mers. Baldabiou raconte alors, qu'il est une île où le fléau n'a pas encore sévi. Ce pays est bien plus distant que les quelques milliers de kilomètres déjà parcourus. Ce pays est le Japon.
"- Et il est où, exactement, ce Japon ?
Baldabiou leva sa canne de jonc en l'air et la pointa par-delà les toits de Saint-Auguste.
- Par là, toujours tout droit.
Dit-il.
- Jusqu'à la fin du monde."
Cette île, dans toutes ses complexités, ses terreurs, ses humeurs, est prête à être séduite. Elle n'est plus si hostile au monde étranger et même si elle se montre possessive de son capital, son patrimoine, elle pourrait partager ses larves précieuses.
C'est le début de l'année, Hervé part. Il traverse des villes, des pays, des eaux qui laissent rêveurs... "Wurtemberg, la Bavière, l'Autriche, Budapest, Kiev, le lac Baïkal, le fleuve Amour, la frontière chinoise, Capo Teraya, Ishikawa, Toyama, Niigata, Fukushima, Shirakawa..."
Les yeux bandés, il arrive dans un village où le maître suprême Hara Kei, l'invite à se raconter. Les mots, un peu hésitants au début, s'écoulent comme une eau fluide et charment le seigneur qui n'est pas le seul à l'écouter. Une jeune fille dans son giron, dont le regard n'est pas asiatique, est attentive. L'abandon de son corps est très sensuel, il inspire Hervé qui se questionne sur son mystère. Regards modérés, endigués, mais éloquence très bavarde, Hervé se voit inviter pour un autre séjour. Il repart avec l'amitié de Hara Kei, les inestimables oeufs et le souvenir d'un regard troublant.
De retour chez lui, sa femme l'accueille avec beaucoup de joie et d'amour. Elle est Pénélope qui espère le retour d'Ulysse. Douce femme dévouée, un peu austère, silencieuse, en attente de son mari, d'un enfant, elle représente la sérénité, le repos du voyageur, l'âme stable, immuable.
A Baldabiou, il dira que la fin du monde est "invisible".
1862, le temps du périple est venu. Il doit retourner au village de Hara Kei... Ainsi, sa vie est établie, de départs et de retours. le chemin est le même, mais à son intérêt d'explorateur s'ajoute une fébrile aspiration. Il n'a pas oublié l'illusion, l'émotion qui l'avait étreint.
Plus qu'une mission, c'est la quête d'un désir. Hervé ne le soupçonne pas, il n'émet même pas le fantasme... il se laisse guider et nous le suivons à travers ses voyages, ce deuxième, un troisième, jusqu'au quatrième, l'ultime pour cette partie du globe car l'équilibre de la nation est éphémère comme les murs d'une maison en papier.
Il est le novice qui s'initie, il est le contemplateur qui suspend des instants de vie et qui amasse les idées, la beauté, il est l'aveugle égoïste qui ne discernera jamais le vrai secret de la passion et de l'amour.
"Revenez, où je mourrai." défie le "Promets-moi que tu reviendras."
.
.
Cette histoire est un conte poétique sur l'amour, ses obsessions et ses tentations. D'une beauté mélancolique, nostalgique, épique, elle offre aussi une "douce insensibilité". Hervé qui aime l'exotisme, partir, respirer l'aventure, oublie dans ses missions, sa maison et la femme qui l'habite ; il sait qu'elle sera toujours là, aimante, fidèle, petite ombre noire. Il est envoûté par le Japon... par ses images, sa délicatesse, son expérience, son lyrisme, ses mystères, ses sourires, sa magie, sa cruauté, ses oiseaux, ses rituels... tout un monde qui le trouble et qui chante la volupté.
L'histoire nous révèle une fin qui ne m'a guère surprise, car j'avais découvert où se cachait l'amour... bien à l'abri d'un cocon, invisible, timide, et riche comme les fils de
soie qu'il libère. Cette fin me laissera le souvenir d'une lettre, avec ses mots superbes.
Cette lecture n'aurait pas été la même sans les magnifiques illustrations de
Rébecca Dautremer. J'avais depuis longtemps noté ce petit roman d'
Alessandro Baricco. Asphodèle avait écrit un billet émouvant. Je voyais des estampes que je mariais à des étendards soyeux et colorés, des kimonos légers comme des pétales, des vues de monts et de lacs... A présent, ce sont les dessins de Rébecca...
Comment vous les décrire ? Comment trouver les mots pour rendre le grain de certains pastels ? Les premières pages sont des esquisses crayonnées, des collages, on en retrouve par la suite... puis apparaît le portrait de Hervé Joncour, aux traits fins presque féminins et d'une austère sobriété . On ne peut s'empêcher de tourner les pages, de caresser le papier d'un doigt et de pénétrer l'histoire avant sa lecture. Les dessins parlent. de façon discrète, parfois cruelle, intime, légère... ils sont le complément des mots. Les couleurs sont souvent des sépias, des gris et des verts, un rendu mat, crayeux, pourtant si lumineux et intense. Chaque dessin tire une émotion. J'ai été très réceptive aux portraits d'Hélène ainsi qu'aux planches qui racontent une nuit d'apprentissage. Dans ces réalisations, c'est la pudeur qui est soulignée, ainsi que les sentiments d'abandon et de confiance.
A l'heure où j'écris ce billet, je ne sais plus combien de fois j'ai feuilleté ce livre, revenant sur les dessins, cherchant des détails, admirant la finesse, sa
soie, et revivant ma lecture. Sans eux, je n'aurais pas eu ce noeud à la gorge qui fait mal.
Pour ce coup de coeur littéraire et artistique, pour la qualité de ce livre-bijou, pour le voyage, pour la lettre, je vous le conseille... plus que tout.